Le superbe pélican⃰ (et non un héron) qui orne le premier plan de cette pochette renseigne sur la provenance de ce disque. Ajoutez-y au second plan une cabane de pêcheur sur pilotis et les eaux boueuses d’un bayou et la Louisiane devrait vous sauter aux yeux.

Ce disque resté célèbre pour sa pochette sort dans les bacs en 1971, soit 16 ans après son enregistrement. Cette compilation regroupe en fait 12 titres enregistrés en avril et septembre 1955 à Los Angeles par Clifton CHENIER. Si Clifton avait déjà mis en boîte un single en Californie pour le label Elko de J.R. Fulbright sous le nom de Cliston Chanier et deux microsillons pour Post, filiale d’Imperial Records, il lui faut attendre 1955 pour participer à quatre sessions, mais Art Rupe, grand manitou de la firme Specialty ne croyait pas au talent de l’accordéoniste et semblait plus préoccupé par la promotion de Little Richard et Guitar Slim. Rien d’étonnant, Rupe est un homme d’affaire orienté sur le Gospel et le R&B, cet homme de la ville ne comprend pas ce que chante Clifton CHENIER. L’accordéoniste, pionnier du Zydeco avec Amede Ardoin, Sidney Babineaux ou Boozoo Chavis, combinait alors un mélange de Blues, de R&B et de musiques de danse avec des textes comprenant du français et du créole, alors que le français avait été interdit dans les écoles louisianaises depuis 1916. Et oui, en Amérique on parle anglais, le cajun et ses dérivés (cadien, créole ou old french) ne sont pas reconnus. Il faudra attendre 1968 pour que le CODEFIL (Conseil pour le Développement du Français en Louisiane) soit créé. Chez Specialty, on ne mélange pas les serviettes et les torchons.
Peu importe, Clifton CHENIER devient malgré tout le Roi du Zydeco au milieu des sixties par le biais de Chris Strachwitz patron du label Arhoolie, petite maison de disques spécialisée dans le Blues et le Folk.

« Bayou Blues » sort donc en 1971 sous la bannière du label Specialty. Jusqu’à présent, la firme indépendante n’avait publié que trois singles en 1955. Peut-être jalouse des ventes des labels Arhoolie et Crazy Cajun, il a donc fallu attendre plus de quinze ans pour découvrir ces douze pistes, et encore faut-il rappeler que ce genre de disque ne se trouvait pas sous les sabots d’un cheval. A l’orée des seventies, Internet ne figurait même pas dans l’esprit des plus imaginatifs, la FNAC n’avait ouvert qu’une poignée de magasins et on n’y trouvait que ce qui était susceptible de se vendre par wagon. A Paris, on ne trouvait ce genre de disque qu’au Folk Club Quincampoix près du futur Beaubourg, aux Puces ou bien chez Pygmalion. Preuve d’une relative reconnaissance, le disque est édité dès l’année suivante en pressage français avec une pochette totalement différente.

Pour sortir cette compilation, Specialty ne s’est pas cassé le bonichon, le label a repris les six faces publiées en 45 tours et six inédits restés au fond d’un tiroir pour un résultat tout bénéfique pour la boîte californienne. Des six titres parus en singles, « Boppin’ The Rock » fait bande à part, c’est la première fois qu’un groupe de Zydeco incorpore autant de Rock dans son répertoire. L’accordéon se montre ici particulièrement virevoltant pour un instrument dont la seule raison d’être demeure de faire danser les gens. Curieusement, le « Ay-Tete Fee » du single se transforme ici en « Eh, Petite Fille », pour un formidable two-step gorgé de R&B, le piano nous rappelant au passage que la Nouvelle Orléans est bien en Louisiane. « Squeeze Box Boogie » tient autant du Swamp Blues avec sa rythmique entêtante que du two-step. Si le two-step demeure en matière de rythme et de pas de danse l’une des branches principales du Zydeco, l’autre ramification spécifique est la valse (lente ou rapide) et « The Cat’s Dreamin » demeure un modèle du genre avec sa lenteur qui finit invariablement par tomber en torpeur. « The Things I Did For You », une valse bluesy gorgée de R&b représente tout le creuset de musiques qu’on retrouve entre la Nouvelle Orleans, les beuglants de Baton Rouge et les marécages. Seul titre échappant à sa plume, « Think It Over » œuvre de W.E. Buyem, probable pseudo de Guitar Slim, pouvait dès 1955 faire figure de parfait prototype de Zydeco Blues. Pour l’anecdote, Specialty se pressa de faire enregistrer son titre à Guitar Slim dans la foulée.

Parmi les six titres faisant office de nouveautés, « Yesterday » pourrait à lui seul représenter tout l’art de l’accordéoniste, le morceau étant une conjugaison de valse lente et de slow blues. « I’m On My Way » est délivré selon la pochette en deux parties. Il s’agit en fait de deux prises différentes, l’une privilégiant un tempo middle, la seconde imprimant un rythme plus lent. Au fil des décennies, « All Night Long »⃰ ⃰ devient sur scène l’un des standards du répertoire louisianais, le titre étant également repris par de nombreux bluesmen (Lynwood Slim, Chris Bailey, The Cash Box Kings ou Willie & The Poor Boys de Bill Wyman). « Opelousas Hop » tient lui aussi autant du two-step, du Blues que de la Polka, un titre instrumental pour danser. Même impression avec « Zodico Stomp », le Zodico étant une variante du Zydeco, lui-même clin d’œil au Zarico.

Si cette compilation que certains classent comme album demeure la galette la moins chantée de l’accordéoniste, elle permet de découvrir les débuts du groupe. A noter qu’hormis Cleveland Chenier, frère de Clifton et probablement l’un des meilleurs frotteurs de l’histoire, on retrouve ici deux formidables guitaristes avec Phillip Walker et Lonesome Sundown. Ce disque a été réédité plusieurs fois, Specialty en offrant une version CD dès 1990. En 2017, le label Cornbread Records, spécialisé dans la réédition en offrait une nouvelle publication vinyle.

⃰ Le pélican est l’un des symboles de la Louisiane.
⃰ ⃰ Titre homonyme au hit de Lionel Richie.