TALK TALK ? Oncle Viande chronique TALK TALK ? C’est une plaisanterie ? Un poisson d’avril ? Ce chroniqueur intégriste qui nous bourre le mou depuis six mois avec des artistes inconnus et des disques indigestes rédige un papier sur ce groupe new-wave qui inonda les hits parades et fit les beaux jours de MTV ? Ca sent le tonton frustré en manque de petites phrases assassines.
Que nenni ! C’est à un acte de réhabilitation auquel je me livre ici. TALK TALK est victime d’un malentendu et souffre d’une réputation erronée ; ce groupe a tout fait à l’envers, une carrière à rebours défiant les lois de la gravité rock. Propulsé au-devant de la scène grâce à deux tubes imparables, "Such a shame" et "It’s My Life", il aurait dû se laisser tomber mollement sous son propre poids et enfiler les tubes comme on enfile les perles. Or, contre toute attente, la bande à Mark Hollis et Tim Friese-Greene s’éleva vers les éthers d’une pop ambiante aérienne. La transformation fut totale : les chansons formatées laissèrent place à de longues plages répétitives, fresques aux couleurs pastels, fragiles et intimistes, ne dérogeant jamais aux règles de l’élégance et pratiquant l’art de l’épure au plus haut niveau : le pendant pop d’In a Silent Way, rien que ça.
Le groupe troque sa batterie pâteuse contre un kit jazz : caisses étouffées, balais de velours et toms poussiéreux. Les couleurs synthétiques sont rangées au placard et remplacées par des cordes, contrebasse, piano, clarinette, basson, orgue et trompette : un retour à l’acoustique surprenant à une époque où la technologie imposa aux plus réfractaires ses vertus éphémères. Cette instrumentation foisonnante conduit paradoxalement au plus grand dépouillement, mettant enfin en valeur la voix de Mark Hollis, livrée dans sa plus pure nudité ; charnelle et tremblante.
Avec Spirit of Eden, TALK TALK ne renie pas sa sensibilité mélancolique qui habitait déjà ses débuts 'commerciaux', mais renonce à toucher un large auditoire par une démarche sans concession. Reconversion qui s’accompagne évidemment d’un chassé-croisé du public : ceux qui découvrirent le groupe par le prisme étroit de ses deux tubes s’en désintéressèrent, les plus patients trouvèrent en lui une formation à la démarche anachronique et à l’esthétique durable.
Spirit of Eden est une toile pointilliste où quelques touches suffisent à occuper l’espace. Une musique qui semble en être restée au stade permanent de l’esquisse, de l’effleurement. Le travail sur les textures et le mariage des sons est d’une finesse renversante ; tout ce que le rock de cette époque pouvait offrir de raffinement sans jamais tomber dans la production aseptisée.
Robert Fripp voyait la musique comme la coupe qui contient le vin du silence. Spirit of Eden ne se contente pas d’illustrer au mieux cette ivresse par le vide, mais la transpose aux éléments de la nature ; un feuillage sonore frémissant sous l’effet d’un vent imaginaire. Un très beau disque.