Parmi les nombreux jazzmen hébergés par l’écurie Blue Note, le tromboniste Grachan MONCUR III est peut-être le plus singulier et passionnant d’entre eux. Son instrument bien sûr, mais pas seulement. Issu d’une famille de musiciens (son père Grachan MONCUR II était bassiste, son oncle Al COOPER saxophoniste), MONCUR a tout d’abord exercé ses talents et affiné sa vision auprès de Ray CHARLES, du JAZZTET d’Alan FARMER et de Jackie McLEAN sur deux de ses albums les plus aventureux : One Step Beyond et Destination Out ! Aux côtés d’Eric DOLPHY, Cecil TAYLOR et Sam RIVERS entre autres, il a ensuite contribué à l’ouverture du label à une musique moins conventionnelle et plus atypique, en cassant les schémas préétablis du jazz et en changeant la composition des orchestres pour des ensembles plus originaux.

Sur Evolution, son premier album en tant que leader, MONCUR est à la tête d’un sextette d’hommes de confiance. Il les connait parfaitement, ayant développé une réelle complicité au fur et à mesure des séances partagées. Il n’y figure aucun pianiste au profit d’un vibraphoniste, le fameux Bobby HUTCHERSON et 2 souffleurs, le trompettiste Lee MORGAN et le saxophoniste Jackie McLEAN. Bob CRANSHAW à la contrebasse et le très jeune mais non moins talentueux batteur Tony WILLIAMS complètent cet alléchant personnel.

Cet album a été enregistré le 21 novembre 1963, soit un jour avant l’assassinat de John F. Kennedy, un bien sinistre présage. Bien avant certains albums signés Miles DAVIS et Herbie HANCOCK (In a Silent Way et Crossings), il se propose de définir un jazz atmosphérique où silences, contemplations, et instants non percussifs prennent tout leur sens. Mais son art est précis et parfaitement défini, par opposition à l’image chaotique qu’on a du jazz typique d’avant-garde.

Le disque se compose de quatre pièces plutôt longues, la plus courte culminant à presque huit minutes, structurées en mini-concertos. Il se manifeste en outre par sa face A d’exception. Les vapeurs entourant "Air Raid" se forment puis se désagrègent, tel le nuage de lait du thé qui se dissipe peu à peu. Sa structure est à rapprocher du merveilleux "In Search For a New Land" de MORGAN avec chaque souffleur interprétant son solo respectif avant de venir conclure ce thème absolument incroyable ensemble. Dans l’ombre, vibraphone, basse et batterie tissent leur toile, impeccable section rythmique.

Le morbide éponyme, rien d’autre que le dual de "Treetop Drive" écrit par les norvégiens DEATHPROD 30 ans plus tard, promène une pulsation de mort sur près d’un quart d’heure, pour un morceau plus ambient que jazz. On notera un remarquable solo signé McLEAN, WILLIAMS se démenant pour tenter d’envenimer la situation derrière ses fûts et CRANSHAW triturant de l’archet sur sa contrebasse. Une musique parfaite afin d’étudier les processus d’évolution à l’œuvre au cœur d’une boîte de Pétri.

La deuxième face débute par un blues fiévreux de facture assez classique "The Coaster", inspiré par les montagnes russes nichées à Coney Island, celles-là même où Eliot rencontre Mr Robot pour la première fois. Puis "Monk In Wonderland", hommage explicite au pianiste obtus, clôt les débats de manière hallucinée et urbaine, annonçant les compositions avant-gardistes de Wayne SHORTER à venir sur The All-Seeing Eye. Il saisit aussi parfaitement "la sensation acerbe et épigrammatique" parcourant l’œuvre de Thelonious selon le critique Pete Welding.

Ce même Welding livre une analyse définitive de l’œuvre et de ses auteurs dans Down Beat : "C’est un ensemble provocant – autant par la promesse qu’il tient que par la musique. Ces hommes osent tout, et ils prennent des risques". Faites comme eux.