Le label anglais ACE Records propose ici une compilation dédiée à Nathan ABSHIRE, Grand Maître de l’accordéon Cajun, comme l’annonce fièrement le titre. On ne reviendra pas sur le parcours de cette immense accordéoniste (voire chronique "Pine Grove Blues").

Déjà auteur d’un album et de deux compilations dédiées au débonnaire accordéoniste, le label anglais poursuit son travail avec pas moins de 25 faces enregistrées pour le label Swallow entre 1965 et 1976.
Certains grincheux trouveront probablement à redire, on retrouve en effet la totalité des titres figurant sur "Pine Grove Blues" et les douze faces qui constituaient le vinyle "The Good Times Are Killing Me". Signalons cependant que contrairement à ces deux originaux qui reprenaient divers titres enregistrés par Floyd Soileau, que le présent recueil nous offre un panorama avec une chronologie respectée (ou respectueuse). Mais la grande nouveauté réside dans le formidable travail de dépoussiérage sonore dont bénéficient ces 25 faces. Rajoutons que le compilateur glisse un 25ème titre assez rare échappant aux deux albums précités avec "French Blues".

Cette superbe rétrospective s’étalant sur une dizaine d’années regroupe les périodes durant lesquelles Nathan collabora avec les Pine Grove Boys et ensuite avec les Balfa Brothers. Les récalcitrants rétorqueront qu’il s’agit là à peu près des mêmes accompagnateurs avec une prédominance de la fratrie Balfa. En réalité, seul Dewey Balfa est présent sur la totalité des 25 titres compilés. Nathan Abshire et Dewey Balfa ont commencé à se produire ensemble au début des fifties, leur premier enregistrement conjoint remontant au tout début de l’année 1955 avec deux titres gravés sous la houlette de George Khoury.

Supervisé par l’éminent John Broven, le CD bénéficie d’un livret intérieur de 20 pages richement illustrées avec des photographies inédites et quelques rondelles de disques rares. Ann Savoy et le californien Lyle Ferbrache ont aussi contribué à l’élaboration de ce book note d’envergure.

John Broven nous offre ici une remontée dans le temps en nous offrant tous les titres mis en boite par l’accordéoniste entre 1965 et 1976 pour le compte du label Swallow. Quand on évoquait plus haut une parfaite chronologie, chose rare parmi les productions anglaises, il y a en fait une petite coquille : "Pine Grove Blues" ne provient pas de la session de 1966 mais d’une séance de 67. Avouons qu’il n’y a là pas mort d’homme, l’erreur est humaine, d’autant qu’il s’agit d’une chanson enregistrée à plusieurs reprises.

Pas moins de 17 originaux viennent fleurir la compil. En ouverture "Pine Grove Blues" ouvre les débats. Si le titre constitue le seul hors piste en matière de chronologie, il retranscrit pleinement le répertoire de l’accordéoniste et constitue sa marque de fabrique. Si certaines paroles en cajun peuvent prêter à sourire, souvent a cause d’une incompréhension, soulignons la justesse des textes qui vont à l’essentiel. "Hé, négresse! - ayé toi t'as partir hier au soir, ma négresse? -T'as 'rivé é à c'matin -Soleil étais après s'lever -Ça m'fait d'la peine pour toi!". Une belle histoire d’amour qui comme souvent ne se termine pas bien. Nathan s’est souvent produit au Courtableau Inn, dans la paroisse d’Acadia proche du bayou Courtableau. Pour passer le temps entre le show de l’après-midi et le concert du soir, Nathan pêchait écrevisses, crabes et grenouilles. D’après la chanson, il arrivait aussi que le gars attrape quelques bécasses. Des paroles digne de Rabelais : "S'en aller sur le Courtableau, tit monde,
Pour ramasser des écopeaux, ye yai,- Pour faire du feu, bébé - Pour faire bouillir les écrevisses".
"Nathan’s Lafayette Two Step" inspiré par "Allons A Lafayette", grand succès cajun de Joe Falcon, est un two step plein de nuances, les fiddles et la steel mettent l’accordéon en valeur. "Choupique Two Step" comme son nom l’indique est un two step virevoltant rendant hommage à Choupique°, bourgade à l’ouest de la Nouvelle Orléans donnant aussi son nom à un poisson adepte des eaux boueuses.

Si les two steps forment le principal assemblage de ce goûteux breuvage, on retrouve quelques valses lentes et médium : "A Musician’s Life", "Phil’s Waltz" une variante de "La Valse A Belezere". Avec son passage de steel guitare "Service Blues" s’annonce entre ballade Hillbilly et valse lente marquée par la tristesse. Nathan dévoile le traumatisme subit quand il fut appelé par l’Oncle Sam pour enfiler l’uniforme de petit soldat. L’accordéoniste, perdu dans une région et un mode de vie totalement inconnu, fut déclaré inapte. Le Service d’incorporation le prit pour un déséquilibré, rien d’étonnant puisque ces ignares furent incapables de se rendre compte que Nathan ne maitrisait pas l’anglais. "Let Me Hold Your Hand" évoque la ballade texane "Westphalia Waltz" des Lone Star Playboys et met en avant l’influence de la Polka et du Folklore polonais dans le répertoire cajun. Autre titre prenant sa source dans la Polka et la farandole française, "La Noce A Josephine" ⃰ titre pantagruélique, l’accordéoniste en visite à St Martinville dévoile tous les bons plats qu’on peut cuisiner avec le cochon, un titre inspiré par Marion Marcotte, un auteur cajun d’ascendance lorraine. Les chansons du folklore louisianais n’ont cessé d’alimenter de nouvelles compositions, c’est ainsi que "La Valse De Bayou Teche" puise sa source sur "Je Suis Se Seul" (Joseph Falcon) elle-même inspirée par "My Sweetheart Run Away" des Segura Brothers. Les amateurs de vieux français devraient se délecter sur les paroles : "J'ai rodaillé et j'ai prié -Pour t'avoir chère -Pour t'avoir avec moi à la maison -Ta famille est tous contre moi -Quoi moi j'va faire chère? Quoi moi je va faire moi tout seul au Bayou Teche?". Tout le problème des amours contrariés !
Nathan Abshire était également doué dans les domaines de la quadrille et de la Square Dance. L’instrumental "Shamrock" en est le parfait exemple.

Parmi les reprises, son fidèle batteur lui apporte « If You Don’t Love Me », une valse mélancolique inspirée par "The Last Letter", titre Hillbilly de Rex Griffin évoquant une note de suicide."Tracks Of My Buggy", une composition de Floyd Soileau et petit succès Hillbilly de Doris Matte & The Lake Charles Ramblers, se situe entre valse et two step. Compo du tandem Nancy Marcantell/ Bill Russell, "J’Etais Au Bal" était à l’origine une comptine acadienne pour enfants. La chanson prend sa source sur plusieurs affluents : un Folk de Caroline du Nord "Get Along Home, Cindy", le célèbre "Oh Susannah" et sur "Buvez Plus Jamais" de Joseph Falcon. Un two step solide. Comme son titre le suggère, "Valse De Kaplan" est une valse louisianaise mid tempo. Si le titre provient probablement de la plume de l’accordéoniste Angelas Lejeune (cousin d’Iry), Dewey Balfa lui apporte une autre dimension via des arrangements violoneux. Autre valse typique du registre cajun "Dying In Misery" s’inspire d’un titre d’Amédé Breaux "Hard Luck Waltz". "Lemonade Song", compo d’Eddie Shuler, patron du label Goldband, se place entre valse et two step, mais le titre prend sa source sur "Point Clear Blues" titre de Colombus Fruge lui-même inspiré d’une chanson créole "Mo Ché Cousin". Compo du countryman Don Robertson, "I Don’t Hurt Anymore" connaitra un petit succès au milieu des fifties via Hank SNOW. La ballade sera mitonnée à toutes les sauces Country avant de tomber dans l’escarcelle de la musique noire (Dinah Washington, Brook Benton, Toni Lynn WASHINGTON) puis dans celle de la variété US (Connie Francis, Ann Margret). Abshire et les frères Balfa nous en offrent ici le pendant louisianais. Terminons ce panorama avec le plus grand succès de Joe South "Games People Play" qui vaudra un Grammy à son auteur. Le titre sera repris sous toutes les formes, souvent dans des versions indigestes dans lesquelles les paroles perdent une partie de son essence. Si Bettye LaVette, Della Reese, Doris Troy ou les STAPLE SINGERS en feront des versions Soul assez convaincantes, de même que les Georgia Satellites dans un registre plus musclé, on revient bien souvent vers l’original. Contrairement à la version Reggae d’Inner Circle diffusant un décor festif hors sujet, là l’accordéon et le nappage de violons instaurent un sentiment nuancé avec des paroles chantées en cadien par Don Guillory. Un contraste énorme avec l’adaptation du Sieur Claude François sous le titre "Jeu Dangereux".

Cette compilation retrace la période mid sixties mid seventies de l’accordéoniste. Une dizaine de titres compilés ici fait désormais partie intégrante de la culture louisianaise. Les ronchons trouveront que les doublons avec "Pine Grove Blues" et "The Good Time Are Killing" Me édités par Swallow sont trop nombreux, rien de plus normal les deux vinyles ayant été publiés lors de cette même période. Ajoutons-y un livret copieux conçu par John Broven, le 25ème titre ("French Blues"), une excellente qualité sonore et vous avez entre les mains un parfait "Deux en Un".


⃰ Cette chanson a également été enregistrée sous le titre "La Noce A Rosalie".
° Le Choupique parfois appelé poisson-castor est un poisson longiligne rappelant la forme d’une anguille.