Ce disque nous invite à nous poser une question en aparté : combien le Covid 19 ⃰ aura-t-il flingué de petits groupes. Ce n’est pas tant le virus en lui-même qui est en cause mais les incohérences, l’ingérence et les multiples rétropédalages de nos politiques qui en sont la cause première. Au bout du compte, il ne fait guère de doute que les représentants d’une musique dite de masse s’en sortiront encore une fois au détriment des petits. Il n’y a qu’à regarder les programmes de nos radios et de nos chaines télé pour s’apercevoir que c’est toujours la même bande de branquignoles qu’on nous repasse encore et encore. Ceci n’est pas un cri de colère, il y a bien longtemps que je ne regarde plus Drucker et consorts, mais un constat froid, implacable mais lucide. Mais c’est là un autre débat, comme on dit.

Quoi de mieux que ce second disque de DELGRES pour s’interroger sur notre avenir. Clin d’œil à l’abolitionniste insurgé Louis Delgrès décédé en 1802 au pied de la Soufrière, le titre même de ce disque peut amener lui aussi à nous poser certaines questions. Sur l’autocollant publicitaire collé sur le cellophane du digipack, France Inter déclare: "Delgrès réveille l’espoir dès 4H du matin". Une annonce tombant sous le bon sens. Quand on examine la pochette du disque, on voit un radio réveil sur lequel figure la mention 04 :00AM (4 plombe du mat), l’horaire auquel se lèvent de nombreux travailleurs, forcés d’aller au trimard pour faire bouillir la marmite. L’horaire de nombreux sans-grades sans lesquels le quotidien ne serait pas le même. On peut dormir sur ses deux oreilles, ce putain de radio réveil a l’air de prendre feu.

Delgres avait sorti en 2018 Mo Jodi, lançant ainsi un premier pavé dans la mare. Nominé aux Victoires de la Musique 2019 dans la catégorie Musique du Monde, le trio était reparti Vache comme Grosjean. Rien de scandaleux quand on connait le but de cette sombre farce qui n’a d’autre but que d’engranger de l’audience facile et aussi de faire un peu de maille avec pas grand chose. Ce qu’il faut retenir c’est que DELGRES, surgi de nulle part, avait été nominé, évènement extrêmement rare pour une formation Blues. Quand je disais sorti de nulle part, j’exagère légèrement le trait. Le trio s’était produit près de 130 fois rien qu’en 2019, drainant derrière lui une foule de fans grossissant à vue d’œil. Pour avoir eu le plaisir de le voir sur scène à plusieurs reprises, le trio dégage une intensité, un groove et un hypnotisme rares et terriblement contagieux.

Alors qu’y a-t-il de nouveau avec ce nouvel opus ? A vrai dire pas grand-chose, si ce n’est que cette fois le disque a été enregistré à Bruxelles aux studios ICP avec Nicolas Quéré (déjà vu aux cotés d’Arctic Monkeys, La Maison Tellier), sorte de quatrième homme. Pour donner plus de profondeur, les bandes ont été confiées pour le mixage à Pierrick Devin (Lilly Wood & The Prick, Phoenix) tandis que c’est à Austin que le boulimique Chris Athens ( Ozzy Osbourne, Cassandra Wilson, Jose James, Souad Massi) s’est chargé du mastering.

La guitare à résonateur, le sousaphone, la batterie et les textes en créole sont toujours là, le trio utilise à peu de chose prêt les mêmes ingrédients que dans Mo Jodi, il ne se réinvente à aucun moment. Alors quoi, pourquoi crier au loup ? Tout simplement parce que ce disque, un véritable scud comme il en sort deux par an, est tout simplement meilleur que le premier, ce qui n’est pas une mince affaire quand on connait la difficulté de confirmer un second opus. La cohésion, la complicité et le groove du trio a pris une consistance incroyable en deux ans. Leurs nombreux concerts, d’une part, mais aussi une symbiose presque fusionnelle ont permis que cette mayonnaise monte et déborde même de son récipient. Ce n’est pas pour rien que nos collègues de la revue Soul Bag ont mis le groupe sur la couverture de leur dernier numéro.

Si la pandémie a mis un frein aux prestations Live, le trio n’en n’a pas moins continué de travailler tout naturellement. Le choix du studio bruxellois contribue à apporter une dureté sonore par rapport au premier jet. D'entrée de jeu avec le dévastateur "4 Ed Maten", Delgres impose une étrange et inhabituelle fusion entre Blues, Voodoo, musique antillaise et d’agréables nuances New Orleans, la marque de fabrique du combo. Il n’est pas utile d’être créole ou sorti de la cuisse de Jupiter pour comprendre les paroles: "4 èd maten – Ou ja doubout – Fo pas ou kouté – Fo ou ay travay – jis tan on jou ou tombé". Le trio se montre également très à l’aise sur des rythmes plus lents incorporant des textes peu réjouissants. Excellent conteur d’histoire, Pascal Danaë évoque dans "Aleas" les problèmes liés à la séparation familiale suite au départ d’un proche quittant son ile natale pour rejoindre la métropole. Quitter ses racines et ses palmiers pour l’univers des camions-bennes ou du BTP, étrange et rude choc des cultures ! On conseille aux curieux de regarder le récent clip de la chanson.

C’est bien une cloche sonnant la fin d’un cours ou le début de la récréation qu’on entend sur "Se Mo La", une interrogation sur le harcèlement et la perte de ses racines. On retrouve une certaine forme de désenchantement dans "Lundi mardi mercredi". De la noirceur et de la tristesse, on en retrouve aussi sur "Ke Aw", une chanson sur la perte d’un proche et le deuil. Excellent petit interlude a cappella chanté façon chorale avec "Libere Mwen Chorale", pas si éloigné des Como Mamas. Avec ses percussions quasi tribales "L’école" interroge sur le bienfondé des études scolaires. "Lese Mwen Ale" porté par un batteur percussionniste qui n’hésite pas à malmener ses toms, un chant aussi cabossé qu’habité et des cuivres rappellent la folle ambiance des brass band de la Nouvelle Orleans. A l’heure où le monde semble s’étonner de voir de nombreux migrants tenter l’impossible pour survivre, "La Penn" aborde le thème de l’esclavage. Seul titre chanté en anglais, "Just Vote For Me" sert de parallèle avec "Mr President", titre du premier album. Cette fois ci, le trio nous plonge dans une ambiance festive entre l’ambiance sympa d’un convoi funéraire en territoire NOLA et celle d’un mariage en Afrique de l’Ouest. Un vrai patchwork de teintes et de nuances sonores pour un vrai Carnaval. Mais la politique et ses campagnes démesurées ne sont-elles pas une mascarade dans laquelle la peur et la crainte défilent pour la plus grande joie des dirigeants ?

Ce nouvel opus profond et frontal offre une superbe fusion sonore entre les Antilles, la Crescent City, la Louisiane et ses décors voodoo. Le mariage des trois instruments avec un sousaphone qui fait office de rassembleur, des textes créoles se conjuguant remarquablement aux riffs de la guitare sont des atouts supplémentaires dans les manches du trio. A noter que si certains textes interrogent et dégagent une gravité et une prise de conscience, ceux-ci ne sont jamais lourds ou astreignants. A l'heure ou de dangereux allumés envahissent le Capitol, ou des sportifs s'agenouillent prolongeant ainsi le mouvement "Black Lives Matter", au moment où nos politiques confondent le peuple avec de vulgaires pantins, DELGRES délivre une vraie bouffée d’air, une invitation au voyage entre les champs de coton du Delta, les riches plantations des Caraïbes et les champs de canne à sucre. Signalons enfin une production sincère sans surcharge et la belle présentation du digipack en deux volets, le tout agrémenté d’une photo prise au Fort de la Briche.


⃰ Il semble que Covid soit désormais féminin. Depuis le début de la pandémie, le mot a souvent été mis au masculin, habitude que j’ai gardée.