Million Lights est d'entrée de jeu ce type d'albums plutôt rare qui pose quelques difficultés pour le décrire. En effet, vous avez beau l'avoir écouté des centaines de fois, le considérer objectivement comme l'un des essentiels des univers sombres, les mots viennent pourtant à vous manquer. Non pas tant parce que vous avez le souffle coupé par l'émotion mais plus prosaïquement parce que les ambiances exposées peinent tout simplement à être retranscrites. C'est pourtant à l'évidence l'un des attraits de cet album sorti durant l'été 1987. Sa force émotionnelle et sa puissance évocatrice. TRISOMIE 21 ne proposera jamais plus d'ailleurs un album de cette trempe, même durant sa longue histoire, alors profitons-en.

En seulement trois-quatre années, les frères LOMPREZ ont réussi en effet à fédérer un public restreint et fidèle adepte de sonorités qui mélangent new-wave, électronique, cold-wave, textures industrielles et légères recherches expérimentales. Un exemple ? Le superbe 45-Tours "Joh’Burg" paru un an à peine avant cet album. Toute la magie du duo y apparaît. Ce savant alliage à la fois subtil et fragile, Million Lights le développe également à travers dix titres marqués par le sceau de l'originalité. La philosophie de TRISOMIE 21 est résumée peut-être par cette simple phrase extraite du livret : il y a quelque chose de ridicule à expliquer les choses. Mais le pire est de donner du sens à ce qui n'en a pas. Tentons quand même notre chance !

Dans ces espaces définitivement pas comme les autres, deux titres se dégagent aisément par leur caractère instantané. L'éponyme et conclusif a tout du hit froid et direct. En effet, après une longue introduction faite de voix distordues viennent se poser la voix toujours aussi fragile, à la limite de la dissonance, de Philippe LOMPREZ ainsi qu'une basse et guitare NEW ORDER en diable. La mélancolie se fait électronique et les émotions en vue sur la ligne de départ se jouent sauvagement des coudes. Les paroles de cet album sont rares et lorsqu'elles sont audibles, ce sont le plus souvent des samples, des formes de collage qui donnent la saveur à "The Clencher" par exemple. L'auditeur a l'impression d'être ici dans une canopée synthétique où une guitare cristalline semble répondre aux bruissements d'une forêt à la fois sombre et lumineuse. C'est pleinement atypique et attractif.

Il est en permanence question, tout au long de ces quarante minutes, de peintures sonores qui esquissent dès lors un délicat voyage où l'imaginaire prend toute sa place. On ne peut qu'apprécier un peu plus à chaque écoute le travail d'orfèvre qui anime chaque morceau. Grâce à cette constante précision, il possède, chose pas si fréquente, son identité propre. Le plus paradoxal avec Million Lights, c'est que son caractère éminemment hétérogène n'enlève rien à son unité émotionnelle, ce bloc de concentré d'émotions. En effet, quoi de plus opposé que l'introductif "The Hazy Ridge" avec ses teintes planantes et "Sunken Lives" qui par ces notes faussement hasardeuses insuffle de timides balbutiements industriels. Les Nordistes sur cet album privilégient volontiers les notes aux mots. Ceci donne par exemple l'aquatique et inquiétant "Magnified Section of Dreams" où sifflements et harmonica semblent noyés dans l'océan. TRISOMIE 21 est passé maître dans l'art de mettre en musique les sentiments contrariés qui agitent nos petits cœurs sensibles.

Million Lights ne souffre donc d'aucune ambiguïté. Il est ce que le groupe a fait à ce jour de meilleur et de plus audacieux. Une référence, un classique, tout simplement.