Attention voici un album qui se serait négocié il y a peu aux alentours de 500 €, une somme rondelette d’autant plus que le disque a été publié à deux reprises sans autorisation officielle par deux labels spécialisés dans les rééditions sans versement de la moindre royalties. En 2006, le label Sud-Coréen World Psychedelia Ltd publiait en format CD l’opus d’origine agrémenté de 8 titres bonus, sans aucune autorisation. Des procédés curieux qui remettent au grand jour le fameux adage : Où il y a de la gêne, il n’y a plus de plaisir !

Erkin KORAY est le pionnier de l’Anadolu, registre mêlant Rock électrique, Rock Psyché synthétisant diverses influences anglo-saxonnes agrémenté d’un folklore traditionnel, le tout étant chanté en turc. Un sacré beau mélange à l’instar de ce que le pays peut offrir de beaux paysages.

Originaire d’Istanbul où il voit le jour en 1941, Erkin se lance précocement dans l’apprentissage de la musique par le biais de sa mère professeure de piano, instrument dont il apprend les rudiments dès cinq ans, au même titre que Korkut, son cadet de deux ans. A l’adolescence, Erkin change d’instrument et se lance dans le maniement de la guitare, Korkut bifurquant alors par la batterie. En 1957, Erkin donne son premier concert dans l’enceinte de son lycée. Ce show dédié au Rock N Roll, est une grande première en Turquie. Tout en continuant son cursus au conservatoire, il s’installe quelques mois à Hambourg afin de s’imprégner du Rock européen. A son retour, il débute sa discographie enregistrant un premier single en 1966 avec "Bir Eylül Aksami" adaptation du "Paint It Black" des STONES, couplé à "It’s So Long". A sa sortie du conservatoire, il se forge au sein du Hava Kuvvetleri Caz Orkestrası (Air Force Jazz Orchestra) avant de s’orienter sur la musique turque traditionnelle.

Le nom d’Erkin Koray apparait pour la première fois sur un album en 1973, le label Istanbul Plak pour son dixième anniversaire édite pour l’occasion un éponyme. La pochette nous dévoile un triple portrait naïf du guitariste. Mais on ne peut s’empêcher de remarquer que le bonhomme a les cheveux longs, chose rare en Turquie à cette époque où le pouvoir n’était guère favorable au Rock, à toute liberté d’expression et encore moins aux mouvances hippie et psychédélique.
En fait d’album, Istanbul Plak regroupe douze titres parus antérieurement en singles entre 1967 et 1973 sans le moindre souci de chronologie. Le disque s’ouvre sur "Mesafeler", titre composé en 1973 nous plongeant dans un univers Psyché que ne renieraient pas DONOVAN ou SPIRIT, sauf que le texte en anatolien se démarque grandement de nos habitudes. "Istemem" se déguste comme un étrange patchwork entre Rock Psy et Pop, alors que le texte s’emploie à fustiger la censure du pouvoir en place et le manque de liberté. "Seni Her Gördüğümde" voit l’apparition de claviers dont la sonorité oscille entre le petit farfisa typique au Garage et le mellotron Mark II propre aux MOODY BLUES, tandis que l’intro aigue de la guitare évoque la prestance du futur "Stairway To Heaven" de LED ZEP. L’assemblage de la Gibson, du baglama, d’une basse bien groovy et des percussions sur "Aşka Inamiyorum" nous offre un formidable kaléidoscope navigant délicatement entre Rock Psyché et Folklore turc. Encore une chanson sur un amour perdu, thématique récurrente chez Erkin tout comme la trahison. Erkin sait aussi faire preuve d’humour comme en atteste "Kizlari Da Alin Ashere", un réquisitoire sur le service militaire et le refus d’incorporer du personnel féminin. Si le mélange des différents instruments oriente la chanson vers un Rock Psyché médium, cette compo d’Abdullah Nail Baysu s’insère dans les grands classiques de la musique sixties turque, Fatma Türkam Yamaci avait popularisé le morceau bien avant notre guitariste. Titre toujours d’actualité repris récemment par Sibel Tüzün, il figure au scénario délirant d'un épisode de Kardes Payi, une émission télévisée humoristique.

L’utilisation du baglama électrique (sorte de saz avec un micro incorporé) nous renvoie vers un décor plus oriental, plus proche de la musique traditionnelle anatolienne. "Aşkımız Bitecek" en est le parfait exemple. Il reprend "Silinmeyen Hatıralar" de Müslüm Gürses tout en prenant soin d’incorporer la chanson d’ingrédients Psyché, s’éloignant ainsi de la forme d’origine. Même chose avec "Nihansın Dideden", un classique de la chanteuse Müzeyyen Senar et Zehi Müren (pionnier du mouvement LGBT turc). Repris sous une forme traditionnelle par Hamiyet Yüceses, Nesrin Sipahi et une cohorte de chanteuses d’Istanbul, le morceau se retrouve complètement transfiguré avec une grosse ligne de basse et une gratte saturée pour un ancrage entre Fusion et Rock Psyché. Avec son enrobage de cordes et de violons, "Anma Arkadaş", une compo de Selahattin Sarikaya, nous expédie dans une sorte de jeu de miroirs dans lequel viennent se greffer Rock Psy et türk halk müziği, registre dédié au folklore anatolien. Ce titre toujours très tendance sera repris par moult chanteuses et chanteurs locaux.

Koray sait parfaitement tempérer ses ardeurs quand le besoin s’en fait sentir. "Yağmur", superbe ballade onirique avec grosse ligne de basse en laidback n’a rien à envier à certaines douceurs Led Zeppeliennes.
Terminons ces modestes lignes par un coup de canon dévastateur avec "Sana Bir Seyler Olmus" qui n’est autre que l’adaptation de "Land Of Thousand Dances" du louisianais Chris KENNER popularisé plus tard par Wilson PICKETT. Véritable invitation à la danse, au plutôt à un melting-pot de danses en vogue, le morceau connaitra quelques reprises imparables sortant du lot (The J GEILS BAND, Patti SMITH, The Fantastic Johnny C) jusqu’au sample d’Ini Kamoze. Avec une gratte distordue, des baguettes en furie, un mellotron qui lorgne sur l’énergie du farfisa et un chant plein d’entrain chanté en turc Koray et ses sbires nous offrent le parfait prototype de l’adaptation réussie. Mais si le rythme est explosif, Erkin change les paroles concentrant son histoire sur les désillusions d’un amour perdu : Na nananana nananana nanana nananana - Çok geç artık olan olmuş - Bütün sevgin nefret olmuş.

Ce premier éponyme propose un formidable kaléidoscope entre Rock Psyché, Folklore traditionnel. Le mélange de guitare fuzz ou distordue, du baglama, de percussions comme le küdum ou le tampura, de l’orgue et d’une basse parfois pleine de rondeur nous entraine ici vers une combinaison sonore souvent hypnotique. Pionnier de l’Anadolu Rock, personnage inoxydable, Erkin Koray est toujours en activité. Certains critiques pensent à raison que le guitariste aurait connu une plus grande notoriété s’il avait été américain ou anglais, mais aujourd’hui encore le guitariste est considéré comme prophète en son pays. Si le mélange de genre et une ouverture vers l’orientalisme et la transe psychédélique ne vous effraie pas, cet album demeurera au centre de votre discothèque.

PS : Remerciements à Eren "Baklava" Aykut pour la traduction et sa connaissance de la musique anatolienne.