Cet album évoque chez moi des souvenirs ambivalents. Lors d’un voyage linguistique en Angleterre, ma famille d’accueil me fit faux bond. Résultat des courses, c’est chez le producteur Vic Maile que j’allais passer deux semaines constructives, pendant lesquelles j’eus la chance de servir d’assistant grouillot à l’un des producteurs les plus inventifs de Grande-Bretagne, le seul qui avait décelé chez moi des aptitudes jusqu’alors ignorées et sans nul doute surestimées.

C’est lors de ce séjour que j’ai rencontré Barrie Master pour la première fois. Le tenancier d’un pub londonien bien connu téléphona un après-midi à Vic, le groupe qui devait assurer la soirée concert venait de se désister et dans l’urgence, le type demandait à Vic Maile s’il pouvait le dépanner. Barrie Master, chanteur et leader d’EDDIE & The HOT RODS, répétait une session d’enregistrement. Le groupe venait de sortir une poignée de singles ayant reçu les éloges de la presse anglaise. En moins d’une demi-heure, Vic Maile avait réussi à monter un groupe avec Barrie Master, Dave Higgs, tous deux membres des Rods, du bassiste Ken Whaley, du batteur Tim Roper (tous deux futurs membres des DUCKS DELUXE) et d’un jeune harmoniciste français d’à peine 16 ans et qui pendant deux heures aura eu un mal fou à suivre la cadence imposée par ces quatre fous furieux anglais, d’autant qu’il ne connaissait certains titres que de nom. La rumeur disait qu’à l’époque Barrie avait collé une rouste à Johnny Rotten.

Revenons brièvement sur l’actualité musicale du moment. Chez nous, si Nicolas PEYRAC chante "Et mon père", on doit se coltiner "Gentil dauphin triste" de LENORMAN et "Qu'est-ce qui fait pleurer les blondes ?" de VARTAN. Ailleurs, Afric Simone triomphe sur les ondes avec "Ramaya" tandis qu’ABBA et BONEY M enchainent les cartons. Autant dire qu’avec cette curieuse pochette dévoilant un teddy boy pointant le canon d’un gun sur sa tempe, Eddie & The Hot Rods se démarquait méchamment des productions de l’époque.

Historiquement ce premier jet apparait dans les bacs des disquaires avant certaines productions phares de la vague Punk et d’une New Wave encore en gestation. Le 21 août 76, dans les arènes de Plumaçon, se tient le premier Festival Punk de Mont de Marsan sous l’égide de Marc Zermati, fondateur du label Skydog. Parmi les 15 formations invitées à se produire, seule The DAMNED peut sincèrement s’inscrire dans le domaine Punk. Cet évènement a lieu malgré une interdiction préfectorale et accueille entra autre DUCKS DELUXE, PINK FAIRIES, BRINSLEY SCHWARZ, Kursaal Flyers, Tyla Gang et plusieurs autochtones à l’image de LITTLE BOB, Bijou et Kalfon Rock Chaud (groupe de l’acteur Jean-Pierre Kalfon). Les SEX PISTOLS ne seront pas de la partie, refusant de partager la programmation avec les RODS.

Si ce disque apparait bien avant l’explosion des CLASH, des RAMONES, The JAM, GENERATION X ou The DICTATORS, le répertoire bien que bourré d’énergie ne rentre pas dans le registre Punk mais s’incère frontalement dans le domaine Pub Rock, à l’image de DR FEELGOOD ou des INMATES. La formation offre ici un visage assez personnel, Dave Higgs restant le principal pourvoyeur avec huit titres (dont deux co-écrits avec Ed Hollis, frère ainé de Mark de TALK TALK) pour trois reprises.

On se rend compte dès les premières mesures que le mot d’ordre repose sur l’énergie. Après un roulement de baguettes capables de réveiller un mort, "Get Across To You" pourrait s’inscrire dans un Rock N Roll à cheval entre Wilko JOHNSON et Buddy HOLLY. Le chant dynamique et la guitare portée par une rythmique qui aime en découdre vont à l’essentiel pour une mise en bouche qui met en appétit. Si le chant se fait plus strident sur "Why Can’t It Be", le jeu de gratte sert de chainon entre DR FEELGOOD et BRINSLEY SCHWARZ dans une veine Power Pop. Sur "All I Need Is Money", on retrouve tant au niveau du rythme que du jeu de guitare une affiliation entre Buddy HOLLY et l’ex membre de DR. FEELGOOD Wilko JOHNSON. Si "Double Checkin Women" distille encore une connexion avec le jeu de guitare de Johnson, mais cette fois le chant se fait plus syncopé, la gratte plus abrupte lorgnant sur un Rockabilly fifties mitonné à la sauce anglaise. Co-écrit avec Ed Hollis, "Horseplay (Wearier Of The Schmaltz)" évoque certains titres de la bande à Lee Brilleaux, la guitare marchant encore sur les traces de DR FEELGOOD, et Dave Higgs s’autorisant un solo plein de fureur. Plus gros succès du disque, "Teenage Depression", 35ème dans les charts anglais, place en point de mire les problèmes de dépression dont souffraient de nombreux adolescents et des addictions dues à la consommation de produits illicites. Des thèmes tabous à l’époque mais pourtant bien dans l’ère du temps. Curieusement avec son tempo entre Proto Punk et Rock Garage, le titre connaitra un certain succès auprès des jeunes auditeurs via des paroles rebelles mais hélas de circonstance : "Well I'm spending all my money and its going up my nose - I said now don't you hang me up now with none of that shit - I got the teenage depression that's what I'm talkin' bout". Titre le plus long du disque, "On The Run" prend de la voilure avec une orientation vers un Punk Rock affirmé.

Enregistré au nord de Londres au Jackson Studio de Rickmansworth, lieu prisé par Ian DURY, Tom Robinson Band ou MOTORHEAD qui y enregistrera Ace of Spades, l’album comprend également deux pistes captées en Live au Marquee : l’énergique "Been So Long" se situe à cheval entre les répertoires des DUCKS DELUXE de Sean Tyla et de BRINSLEY SCHWARZ, un honnête Rock dans lequel on décèle un zest d’influence Soul. Second Live pour une reprise clin d’œil aux WHO avec "The Kids Are Alright", hymne Mods par excellence qui retranscrit l’énergie des Rods avec un Steve Nicol terriblement affûté. Deux autres reprises viennent compléter ce patchwork vitaminé : "Show Me" * reprise inattendue du soulman Joe Tex s’éloigne agréablement des copies serviles et risibles d’un bon nombre de repreneurs. Derrière une rythmique implacable, Barrie Masters et Dave Higgs transposent ce Deep Soul en une petite pépite de Pub Rock. Rien à voir avec la reprise Country Soul de Barbara Mandrell ou de l’adaptation française d’un célèbre blondinet aimant se trémousser sous le titre "Cherche". Dernière cover avec une seconde incursion dans le registre Soul avec "Shake" ** de Sam COOKE. Il s’agit là d’une transposition totale d’un titre Soul gentillet en un Rock Punky vigoureux d’à peine 90 secondes. Rien à voir avec les covers insipides des SUPREMES ou de Tom JONES.

Si ce n’est une sincérité non feinte, une incroyable énergie, ce premier jet d’Eddie & The Hot Rods n’a rien d’exceptionnel en soi. Cette galette retranscrit cependant une époque et un genre (le Pub Rock) qui aura indubitablement servi de chainon manquant entre le Rock Bluesy de DR FEELGOOD et consorts, le Punk et la New Wave qui ne tardera pas à envahir les ondes. En août 1977, juste un an après la sortie du disque, les Rods franchiront l’Atlantique pour une tournée américaine en compagnie des TALKING HEADS et des RAMONES. Au même moment, sous la houlette de Vic Maile, votre humble chroniqueur enregistrera dans un rôle de sessionman 23 titres. A ce jour, aucun n’a été publié. Ce disque a été réédité à plusieurs reprises, en 2000 le label anglais Captain Oi, filiale de Cherry Red Records, en a proposé une version CD avec 12 bonus.

*Titre homonyme à ceux de Jerry Lynn Williams, Dexys Midnight Runners, Jon Anderson et Bruno Mars.
**Titre homonyme à ceux de Shadows Of Knight et Lori McKenna.


Epitaphe : Vic Maile est décédé en 1989 à 45 ans. Cancer.
Tim Roper est décédé en 2003 à 51 ans. Cirrhose.
Ken Whaley est décédé en 2013 à 63 ans. Cancer.
Dave Higgs est décédé en 2013. Cancer.
Barrie Masters est décédé en 2019 à 63 ans. Cancer