Le piano est un des instruments les plus évocateurs de la création. Il y a dans chaque note, et même dans leur résonance, un monde, un univers. Cécile Séraud l'a bien compris, et lorsque la compositrice lorientaise a décidé de se consacrer corps et âme à cet instrument il y a huit ans, elle a laissé de la place au silence, comme pour mieux permettre à ce piano qu'elle apprenait alors à connaître de mieux résonner. Sur shoden, formidable premier album publié en 2021, l'artiste accorde ainsi une importance à chaque note, à chaque intention, ainsi qu'aux interstices, à ces absences de notes qui sont souvent le prolongement des précédentes. Comme si le piano continuait de vivre même par son absence.

Sur Xaos, l'approche de la compositrice est légèrement différente. "Xaos est le fruit de trois années de travail et de belles collaborations", dit-elle. "Ce deuxième album raconte notre époque et ses fractures : éclats de perte, d’incertitudes, de souvenirs, de promesses, éclats de joie. Éclats d’un monde fragmenté, qui semble encore trop désorienté pour se construire un sens."

Cette note d'intention est suffisamment vague pour laisser une porte grande ouverte à l'interprétation, à l'imagination. Car naturellement, la première richesse d'un album instrumental est d'accompagner l'auditeur sans le guider, de le laisser vivre une expérience intime et personnelle sans altérer sa perception. Tout juste se laisse-t-on influencer par ce splendide visuel onirique et inquiétant, qui semble illustrer le titre de l'album : "Xaos signifie "le chaos" en grec, l’infinité de l’espace, l’obscurité, les ténèbres, ce qui est désordonné et n’a pas encore de sens. Mais son étymologie rappelle que c’est aussi le premier état d’un monde nouveau, le commencement avec tout ce que cela comporte d’effervescence créative."

Le piano, par moments timide, est ici plus entreprenant, plus foisonnant que sur shoden. Cécile Séraud évoque le vide de l'espace, un vide qu'elle comble par un foisonnement de notes, ou au contraire par le prolongement d'une seule note qui, comme une percussion (car finalement, le piano est un instrument à percussion) résonne jusqu'aux confins de l'univers. Sur "You And I", titre doté d'une force mélodique incroyable de beauté, il en faut peu pour faire beaucoup, et dans cette valse au milieu des étoiles, l'auditeur s'enivre et virevolte, danse au milieu des étoiles comme un bienheureux. Le piano de Cécile Séraud se fait ici griot céleste.

Bien souvent, l'instrument se fait plus contemplatif, discret signe de vie au milieu du néant ("Missing"). De l'autre côté du spectre, il se fait générateur d'un chaos délectable, clé de voute d'un maelstrom d'émotions contradictoires ("Remember Humans"). La nouveauté sur cet album est que le piano n'est pas seul. Tout d'abord, il laisse la place à plusieurs plages sur lesquelles l'instrument est absent. Les successives "Errances cosmiques", qui évoquent l'espace sous le regard de la science fiction (bruits d'ondes radio, de satellites), guident un peu l'imaginaire, sans jamais le contraindre. Et surtout, le piano est parfois accompagné d'éléments nouveaux : une guitare à la limpidité et à la rondeur à la fois glaciale et rassérénante sur "Sky Walker", un violoncelle enveloppant (particulièrement beau sur "La Possibilité d'une île"), quelques pistes vocales qui confèrent aux morceaux une touche de poésie supplémentaire. L'amalgame est beau, le résultat puissant, et on se dit que ces quelques éléments, savamment distillés, transfigurent complètement la musique de Cécile Séraud et donnent à cet album une saveur très différente de celle de shoden.

Si la Terre décrit les rotations d'une ballerine, alors Xaos est la bande-son de cette danse incarnée et mélancolique. Selon la manière de l'aborder, ce deuxième album de Cécile Séraud peut être ressenti comme la mise en musique du vide cosmique, ou au contraire comme la transcription mélodique de ce chaos bruitiste qu'est l'univers. Ici, il revient à chacun d'enrichir l'espace par son propre ressenti, sa sensibilité et son imagination. C'est ici où la compositrice frappe fort, car en proposant un album plus foisonnant que son prédécesseur, elle laisse malgré tout le loisir à chacun de compléter sa musique par sa propre expérience. Et ainsi, d'embellir le chaos.