Avant de plonger dans le beau programme de ce deuxième album, concocté par le groupe de Julianne Regan, une précision s'impose en forme de correction. La presse spécialisée de l'époque (la sphère pop-rock pour ne point la nommer) semble déjà considérer ALL ABOUT EVE comme un groupe gothique, ce qui n'est en aucune façon évident depuis la découverte en 1988 de son séminal opus éponyme. En effet, classé 7ème dans les charts britanniques, l'album a révélé une formation au talent prometteur, mais du strict point de vue musical, il était déjà difficile d'y percevoir une sensibilité similaire à celles de THE CURE ou de JOY DIVISION. Si la mélancolie n'était pas absente de la belle ballade "Lady Moonlight", elle n'apparaissait jamais comme l'identité essentielle et revendiquée du groupe. Les textes de la chanteuse Julianne Regan embrassent un spectre émotionnel plus large dont ne sont exclues ni la lumière ni la contemplation de la beauté, ni la nostalgie, panel de sentiments plutôt en demi-teintes que dépressifs ou anxiogènes. Il ne ressort nullement de cette musique un style bien tranché, mais une fluidité lui permettant de traverser une énergie pop-rock, teintée sporadiquement d'accents folk et enrichie d'une pincée de dream pop qu'apporte avec parcimonie la guitare de Tim Bricheno.
En réalité, la chanteuse (Julianne Regan) et le guitariste (Tim Bricheno) d'ALL ABOUT EVE fréquentent bien la sphère gothique, la première par le biais du groupe THE MISSION qui, après avoir fait appel à elle comme choriste à l'époque de l'album God's Own Medicine et l'avoir encouragée à créer son propre groupe, l'invite ensuite en première partie de ses concerts, le second intégrant THE SISTERS OF MERCY dès 1990 suite à son départ d'ALL ABOUT EVE. Mais, lorsqu'ils fondent leur propre groupe en 1987, Regan, Bricheno et Andy Cousin (basse) adoptent un style musical qui n'entretient pas forcément de lien marqué avec celui prônée par les 'gothiques'.

Après un premier opus 'remarqué', la pression doit être forte au moment d'entamer les sessions de son successeur. ALL ABOUT EVE aborde cette étape délicate dans un esprit de continuité qui reprend les principaux ingrédients ayant fait son succès et, par conséquent, son identité. Profitant encore une fois des avantages du jeune format CD qui autorise un gain de place aux pistes enregistrées, le groupe livre un programme 'copieux' de 13 compositions, sans atteindre cependant la durée (1h00) du prédécesseur, Scarlet & Other Stories privilégiant des chansons plus courtes (autour de 3-4minutes) que le voulait l'usage en vigueur à la fin des années 80.
Si le style reste peu ou prou le même, le groupe en améliore nettement les paramètres, à commencer par la pochette et son livret intérieur, très soignés : l'image frontale semble un montage de plusieurs motifs faisant appel à la photographie (le visage d'une fillette aux accents victoriens) et au dessin (le regard d'un loup), la réunion des deux renvoyant directement à l'univers des contes de fée, et notamment au petit chaperon rouge de Charles Perrault, référence accentuée par le traitement onirique de l'arrière-plan duquel apparaissent en filigrane le cadran d'une horloge et le nom du groupe en caractères dorés. Le soin artistique apporté au design rappelle le magnifique, autant qu'unique en son genre, conte -pour adultes- La Compagnie des Loups (Prix du jury à Avoriaz, 1985) du cinéaste irlandais Neil JORDAN, futur réalisateur du mythique Entretien avec un Vampire.
La pochette dorsale expose les treize titres de l'album dont les gracieuses majuscules évoquent le lettrage en vigueur au 17ème siècle, tandis qu'à côté sont alignés les visages des quatre membres du groupe, traités selon une esthétique picturale (textures, surimpressions) faisant écho au visage de la fillette précédemment évoquée. Il est évident que le studio Stylorouge s'inspire ici de l'esthétique chère à 23 enveloppes, designer alors réputé pour ses pochettes du label 4AD, grande source d'influence traversant la sphère indépendantes des années 80 .
Une pochette, aussi belle et soignée soit-elle, ne saurait être qu'un cadeau empoisonné si le contenu musical ne suivait pas ou s'inscrivait à l'encontre de toutes ses promesses. Et de ce point de vue, Scarlet & Other Stories ne déçoit pas. Le groupe renforce les qualités déjà esquissées par son premier album : les textes de Julianne Regan affichent une certaine tenue littéraire non négligeable. La chanteuse dont la voix a gagné en assurance n'hésite pas à s'engager encore davantage émotionnellement, corrigeant de ce fait le soupçon de joliesse qu'on avait pu déceler dans son chant parfois un peu lisse. En témoignent deux chansons parmi les plus fortes de l'opus : l'introductive "Road To Your Soul" et la bouleversante "Only One Reason" où Julianne Regan livre une performance en tout point remarquable sans se départir pour autant de la sobriété qui lui est chère. La grâce qui parcourt le disque lui doit beaucoup en effet, concluant en beauté l'album avec la douce ballade "The Pearl Fishermen". Quant à Tim Bricheno, il confirme son talent de guitariste qu'il met un peu plus en avant cette fois, aussi bien en électrique ("Road to Your Soul") qu'en acoustique ("The Pearl Fishermen"). Les accélérations qu'il négocie sporadiquement et le durcissement du son qu'il ose par ailleurs offrent toujours leur lot de moments convaincants qui peuvent faire regretter aux amateurs de hard-rock et de metal qu'il n'exploite pas davantage cette énergie qui lui sied bien et qui ne dénature jamais l'émotion et la poésie inhérentes à la musique d'ALL ABOUT EVE.
La première partie de l'album, un quasi sans faute, enchaîne 5 titres de haute tenue, de "Road to Your Soul" à "December", en passant par les beaux "Gold and Silver" et "Scarlet". Le groupe y tisse de la belle ouvrage, habitée et sensible, où force et délicatesse s'intriquent judicieusement, et dont le point culminant explose lors du superbe "December", sans doute la meilleure chanson d'ALL ABOUT EVE, 7 minutes 25 de poésie, de délicatesse et de douceur qui convergent jusqu'à l'ample solo final de Tim Bricheno dont la guitare électrique s'envole dans des secousses nerveuses teintées de mélancolie. Quel titre exquis !
Il peut paraître difficile de maintenir pareil niveau de qualité, et le groupe s'y essaie avec honneur, mais sans parvenir à en relever totalement le défi. Scarlet and Other Stories ne peut se départir du syndrome du 'ventre mou', un enchaînement de pistes faisant retomber la magie si aisément déployée jusque là. De "Blind Lemon Sam" à "Hard Spaniard", aucune chanson n'est ratée et chacune comporte son identité intrinsèque (la guitare bluesy de "Blind Lemon Sam", le banjo de "More Than the Blues", le rythme pop-rock de "Tuesday's Child"), mais leur succession ne recrée plus la même harmonie. L'ensemble n'arrive pas à 'faire sens'. Quant à "Hard Spaniard", c'est peut-être la chanson la moins inspirée de l'album en dépit de la couleur hispanisante que tentent in extremis d'infuser les castagnettes, aussi divertissantes soient-elles.
Quand on aborde l'ultime partie de l'opus (les 3 dernières pistes), la grâce et la sensibilité renaissent comme par magie. "Only One Reason" condense l'art d'ALL ABOUT EVE en seulement 4 minutes 15 : émotion, sensibilité, poésie, douceur jusqu'au pont aussi hargneux qu'imprévisible que bâtit la guitare soudain agressive de Tim Bricheno, avant que sa rage ne fusionne avec celle d'un clavier mélancolique. Lorqu'enfin Julianne Regan reprend le refrain And If There's Only One Reason / to Live In This World, / Ask the Lonely and the Dying., la guitare s'étant effacée jusqu'à d'infimes arpèges, la gorge se noue sans crier gare, superbe conclusion d'une chanson que nous n'avons pas vu venir.
L'album se clôt sur la très belle ballade "The Pearl Fishermen" aux arrangements fort justement dépouillés (guitare acoustique en arpèges et chant recueilli de Julianne, dans un quasi a capella). Ambiance nocturne entretenue par la belle histoire que nous conte la chanteuse, c'est sur cette 'perle' dentelée que se referme le deuxième opus d'ALL ABOUT EVE, dont la délicatesse colore le silence qui s'ensuit d'une mélancolie méditative.

Ce bel album, sans son 'ventre mou', eût été accueilli d'un beau 4/5. En l'état, sachons apprécier un 3,5/5 riche de sensibilité et de talent. Un album imparfait, mais simplement 'humain'.