Le 9 août 1818, l'expédition polaire du capitaine écossais John Ross accoste à Cap York, non loin de l'île de Savissivik dans la baie de Melville, au nord-ouest du Groenland. Soudain, des marins aperçoivent des hommes à travers le brouillard. Croyant tout d'abord avoir affaire à des naufragés, les navires s'approchent de la banquise avec précaution, en direction de ces individus qui s'avancent puis finalement reculent, apeurés. Ce sont en fait des Inuits, des Avanersuarmiut comme ils se nomment eux-mêmes. John Ross n'en croit pas ses yeux. Des hommes et des femmes vivent là, au milieu des glaces, à plus de huit-cents kilomètres du village inuit le plus proche, côté canadien. Une centaine de personnes en tout, oubliées des autres peuples du Grand Nord. « Nous sommes seuls au monde », répondent-ils ainsi à l'interprète groenlandais, qui leur demande si d'autres Inuits vivent dans la région. Dans son livre Ultima Thulé, Jean Malaurie rapporte cette découverte et se demande comment les Avanersuarmiut ont pu survivre aux conditions extrêmes de leur environnement. Comment affronter des températures pouvant s'abaisser à -60°C en raison du vent ? Comment se chauffer lorsqu'on ne dispose pas de bois ? Comment chasser sans kayak, sans arc, sans lance ? Et que faire lorsque, au cœur de la longue nuit arctique, la nourriture vient à manquer et que la tempête nous condamne pendant des jours à la froideur de l'igloo ?

Écouter Daikan (1), c'est vivre l'angoisse des Avanersuarmiut. Se retrouver seul au monde sur la banquise, vent glacé en prime, à des centaines de kilomètres du premier feu. Se sentir absolument démuni face à un ennemi invisible et fatal, le froid. Un froid dense, pénétrant jusqu'aux os. Au loin, les grondements sourds des icebergs nous obligent à rester en alerte. Et, derrière le rideau de brume, le spectre de l'abandon qui attend patiemment son heure.

Ce que nous propose Thomas KÖNER ici, ce n'est ni plus ni moins que cinquante-cinq minutes de drones profonds qui viennent lentement envahir l'espace, s'évanouir puis renaître à plusieurs reprises. Les lourdes vibrations étouffées d'un gong ponctuent l'exercice, implacables et régulières. Les textures sont évidemment glaciales, sans toutefois jamais, à l'instar de Nuuk, se montrer rugueuses. Notre Allemand produit là son œuvre la plus minimaliste et la plus sombre. Un hymne au froid, la geste de Borée. On se demande parfois, au terme de l'album, ce qui nous conduit à écouter de telles choses. Une certaine forme de fascination, sans doute, pour cette musique qui, comme un désert polaire, nous subjugue par sa pureté. Hostile et sublime, Daikan fait partie de cette catégorie rare de disques qui font se sentir minuscule et marquent durablement.

Enregistré lors de l'European Media Art Festival d'Osnabrück en 2001, mais dans des conditions similaires à celles d'un studio, ce septième effort est unanimement reconnu comme le chef d'œuvre de Thomas KÖNER, alors au sommet de son art. La scène drone / dark ambient a produit nombre de très grands albums depuis quarante ans, mais celui-ci se doit d'être considéré comme une référence absolue. S'il est aujourd'hui difficile de se le procurer dans sa version originale, on peut heureusement compter sur sa réédition chez Mille Plateaux en 2023, qui lui encore ajoute un titre, l'excellent ''Banlieue du Vide'', treize minutes de marche nocturne sur une route du Grand Nord.

(1) Daikan désigne en japonais le moment le plus froid de l'année.