Aux premiers siècles de notre ère sont apparues, au Proche-Orient et en Égypte, des communautés d'hommes et de femmes passées à la postérité sous le nom de gnostiques. Ces communautés s'imaginaient vivre dans un monde créé par un dieu inférieur et mauvais, miroir factice d'un ou plusieurs autres mondes supérieurs où aurait régné le vrai Dieu, bon mais éloigné, cependant encore lié à l'Homme par la connaissance, la gnose, qu'il lui a léguée. Anachorètes, ou se livrant au contraire à des pratiques plus ou moins licencieuses qui horrifièrent les auteurs chrétiens, les gnostiques considéraient ainsi la Terre comme une immense prison plongée dans les ténèbres, contrefaçon lamentable que l'Humanité, avec ses institutions et ses dogmes, ne faisait que perpétuer.

Helge STEN serait-il gnostique ? Bien que Morals and Dogma semble a priori vouloir faire référence à la franc-maçonnerie, le Norvégien nous livre une œuvre extrêmement sombre et pessimiste comme si, à l'instar des anciens gnostiques, le monde n'était à ses yeux qu'une forteresse d'obscurité hermétiquement close. Aucun échappatoire ne nous est révélé dans ces éternelles abysses aux eaux noires, aucun promontoire n'émerge jamais de ces profondeurs cosmiques où le Démiurge nous a condamnés à errer.

Sorti en 2004, ce troisième album est l'aboutissement d'une entreprise de longue haleine. Quatre morceaux, enregistrés de manière intermittente entre 1994 et 2000, plusieurs fois revus et corrigés, patiemment assemblés et composés avec la complicité des camarades Hans Magnus Ryan (violon, harmonium) et Ole Henrik Moe (violon, scie musicale). Aux commandes de l'Audio Virus, Helge STEN pousse encore en avant ses expérimentations, desquelles surgissent des sons incomparables. Cherchez bien, même chez des artistes ayant peu ou prou les mêmes intentions, chez Thomas KÖNER par exemple, et il n'est pas sûr que vous y trouviez quelque chose de similaire.

Écouter Morals and Dogma, c'est être réduit à un état d'anéantissement ineffable, entre peur et fascination. Mais il n'y a ici ni violence, ni brutalité. Simplement un intense sentiment d'abandon qui vous submerge et vous noie. Une musique qui, si elle ne vous repousse pas, vous touche au plus profond. Difficile d'expliquer pourquoi. Difficile de dire ce que l'on ressent vraiment à l'écoute de ces ambiances rudes, de ces textures nues – cachant souvent des enregistrements d'une grande complexité. On se surprend parfois, au milieu de ces étendues nébuleuses, à vouloir pousser plus loin. Poursuivre son ascèse sur les lentes boucles angoissantes de « Tron ». Chercher un chemin à travers les tristes décombres de « Dead People's Thing ». Échapper au chaos de « Cloudchamber ». Et trouver enfin, scintillant quelque part dans les bourdons presque solennels d'« Organ Donor », la faille vers le Plérôme, la plénitude éternelle.

Helge STEN ne s'est cependant jamais exprimé quant à la signification de son œuvre. Peut-être pour mieux laisser à chacun la possibilité de s'y perdre à sa manière. Après Treetop Drive et Imaginary Songs from Tristan da Cunha, DEATHPROD achève là une trilogie monumentale, dont Morals and Dogma reste le point d'orgue, chef d'œuvre égnimatique et troublant, disque ultime d'un genre pour lequel il restera à jamais l'un des plus grands maîtres.