AVERTISSEMENT : cette chronique de bande originale de film est également susceptible de contenir des révélations sur le film

Premier roman de Stephen King paru en 1974, Carrie s'est vu adapté sur grand écran deux ans plus tard. Le succès foudroyant du livre comme celui de son adaptation cinématographique (Grand Prix du Festival du Film Fantastique d'Avoriaz en 1977) ne se sont pas le moins du monde démentis : en effet, la plupart des romans ultérieurs du King ont battu des records de vente internationaux et sont devenus des références populaires du 7°art grâce à leurs transpositions filmiques sous la direction de grands réalisateurs américains. Une enquête réalisée en octobre 2008 classe même Carrie en bonne place parmi les films d'horreur que les adolescents adorent 'se mater' la nuit d'Halloween.

Carrie constitue le plus grand succès de Brian de PALMA. Le nom qui vient en filigrane du sien pour les cinéphiles de tout poil n'est autre que celui d'Alfred HITCHCOCK dont il passe pour l'élève le plus chevronné (revoyons Soeurs de sang -Sisters), Pulsions -Dressed to Kill et Body Double pour nous en convaincre). Une telle assertion mérite cependant d'être nuancée : Brian de PALMA ne saurait être réduit à demeurer l'éternel épigone du grand Hitch. Il ne s'est jamais contenté de reproduire la recette du suspens chère au réalisateur de Psychose. Prenant pour base les travaux du maître, il les a poursuivis, développés et menés parfois à un point d'incandescence qui surpasse le modèle. La sublime séquence du bal dans Carrie en reste une exemplaire démonstration.

Le nom du réalisateur des Oiseaux est indissociable du musicien Bernard HERRMANN qui a signé la Bande Originale de ses films les plus célèbres. Il n'est pas étonnant dès lors que de PALMA ait aussi fait appel à ses services pour les B.O de Soeurs de sang et d'Obsession. Carrie aurait dû être confié à B. HERRMANN si ce dernier ne s'était pas éteint en 1976. Pris de court, le cinéaste s'est tourné en définitive vers Pino DONAGGIO, compositeur de la B.O du film Ne Vous Retournez Pas -Don't Look Now (1973) de Nicolas Roeg, adaptation d'une nouvelle ésotérique de Daphnée du Maurier, elle-même auteur des Oiseaux. Que le monde est petit, n'est-ce pas?

La tâche pour Pino DONAGGIO est particulièrement délicate : de PALMA veut un score dans le style de Bernard HERRMANN. Heureusement, le musicien italien ne manque pas de ressources. Diplômé du Conservatoire Giuseppe Verdi, adolescent il a intégré comme violoniste la célèbre formation I Solisti Veneti dont le chef débutant n'était autre que Claudio ABBADO. Ce sérieux bagage lui permet d'écrire et de diriger pour Carrie un score orchestral d'une très bonne tenue. Cependant, on pouvait craindre que ses compositions ne soient pas à la hauteur du modèle exigé par le réalisateur. Or, la B.O de Carrie sur ce plan dévoile déjà un fort potentiel qui s'est affermi au cours des années et des 7 collaborations entre de PALMA et DONAGGIO.
En 1959, il avait mis un terme à sa carrière de musicien classique pour s'orienter vers le monde plus excitant de la pop et du rock, composant au début des chansons pour Paul ANKA avant de se lancer dans une carrière solo de chanteur songwriter. A ce titre, il a connu un énorme hit (60 millions de disques vendus dans le monde) avec "Io Che Non Vivo" rendu célèbre sur la scène internationale par Dusty SPRINGFIELD et Elvis PRESLEY (excusez du peu) sous le titre "You Don't Have To Say You Love Me".

Bien qu'elle accompagne un film d'horreur, cette B.O déploie des trésors de douceur et de sensibilité qui rendent justice au très beau portrait d'adolescente que brosse de PALMA. Là où le roman se montre plus froid et plus cruel avec le personnage éponyme, le réalisateur entre en empathie avec l'adolescente complexée victime d'humiliations par ses camarades et d'une mère bigotte jusqu'à l'hystérie. Pino DONAGGIO a parfaitement compris la couleur mélodramatique de cette fausse comédie pour teenagers et compose pour l'héroïne un thème ("Theme from Carrie") magnifique sur lequel glissent des violons d'une délicatesse infinie admirablement relayés par une flûte à la suave naïveté. Par-dessus cet écrin attendrissant, une guitare acoustique égraine de discrets arpèges qui parfont la sensibilité de cette entrée en matière remarquable. La fragilité et l'émerveillement de Carrie lors du bal de promotion de son lycée sont subtilement traduits par la première partie du titre "At the Prom" qui recourt là encore à des cordes frottées en sourdine sur lesquelles se pose une guitare émue.

Carrie est un personnage si fort qu'il imprime à l'album une note mélancolique sur la quasi-intégralité des titres, jusque et y compris dans les plus terrifiants d'entre eux. C'est ainsi que "Contest Winners" voit alterner une section pour cordes romantiques et flûte juvénile qui épouse à merveille le rêve de l'adolescente lorsqu'elle et son partenaire, élus couple de la soirée, se dirigent vers l'estrade pour recevoir la consécration du lycée réuni avec une section autrement plus tendue où des violons menaçants exécutent une montée du suspens digne de Bernard HERRMANN.

L'expérience de Pino DONAGGIO comme songwriter pop sert judicieusement les deux chansons de l'album. Au lieu de les plaquer artificiellement dans l'espace extra-diégétique de son film, comme le font avec trop de facilité tant de mauvais films pour adolescents, Brian de PALMA choisit de les intégrer naturellement à la longue séquence du bal de promotion du lycée de Carrie. Ces chansons deviennent donc celles qu'interprètent les étudiants sur la scène du bal. Là encore, c'eût été une facilité pour de PALMA d'aller chercher des slows déjà existants. Grand bien lui a pris de confier cette tâche à P. DONAGGIO qui assure avec "I Never Dream Someone Like You Could Love Someone Like Me" et "Born To Have It All" deux slows tout à fait honnêtes qui remplissent parfaitement leur fonction et magnifient la dimension romantique et irréelle de la séquence du bal.

Bien entendu, Carrie étant une version horrifique du conte Cendrillon qui peut se lire comme une allégorie du délicat passage à la puberté, la musique ne pouvait se contenter de suivre exclusivement un programme soft, il était nécessaire aussi de traduire l'horreur de cette histoire cruelle en ménageant des phases de tension.
Et sur ce terrain, Pino DONAGGIO se montre le digne héritier de Bernard HERRMANN. Les titres "And God Made Eve", "Bucket of Blood", "Mother at the Top of the Stairs" et "For the Last Time We'll Pray" alignent une série de pièces anxiogènes qui voient les violons geindre, s'étirer jusqu'à la sournoiserie, soutenus par des apparitions fugaces d'un piano à la trouble naïveté. A ce registre orchestral angoissant, le compositeur italien n'oublie jamais d'injecter une dose de beauté qui en renforce l'humeur malsaine. Et l'apothéose est atteinte avec l'ultime titre "Sue's Dream" où les violons, les cuivres et le glockenspiel entrent dans une spirale hypertendue, puissant reflet du traumatisme subi par la pauvre Sue.

Cette B.O, comme le film qu'elle sert, a rejoint la liste tant enviée des classiques. Pino DONAGGIO fera encore mieux pour de PALMA.