On savait le saxophoniste norvégien Jan Garbarek amoureux des musiques folkloriques nordiques et scandinaves, sa dense discographie qui ne cesse d'explorer ces contrées depuis le milieu des années 70 en témoigne. Sur Ragas and Sagas c'est un nouveau dépaysement qu'il nous propose ; il s'associe avec le chanteur et musicien pakistanais Ustad Fateh Ali Khan et divers musiciens du Pakistan. Cette association pourrait paraître étrange mais cela va être l'occasion pour Garbarek de réaliser un de ses plus beaux albums, un de ses plus réussis, même si la paternité de cet album doit être partagée.

Une première précision : « Ustad » n'est pas un prénom mais un titre honorifique – équivalent de « maître » - délivré généralement aux musiciens, artistes ou professeurs, et en usage dans certains pays d'Asie et/ou musulmans (Perse, Turquie, Kurdistan, Inde, Indonésie...). Le chanteur et musicien pakistanais, né en Inde, dont il est ici question s'appelle plus précisément Bade Fateh Ali Khan ; de réputation mondiale dans son domaine (khyal) il a donné des représentations un peu partout autour du monde.

Une seconde précision : Le mot raga vient du Sanskrit (et qui peut signifier : coloré, ici au sens de colorer des émotions). Un raga est un mode mélodique utilisé dans la musique traditionnelle indienne. Cette technique, qui laisse une large part à l'improvisation, utilise de 5 à 9 notes pour construire les mélodies. Mais il s'agit d'abord d'une technique de chant ; dans la musique indienne les rāgas sont associés à des moments de la journée ou à des saisons.

On notera que Garbarek n'a pas été le seul à s'intéresser à la musique traditionnelle de ce continent : le trompettiste américain Jon Hassell ayant par exemple appris les techniques de la musique Hindustani (Gharana), technique de chant qu'il reproduira à la trompette (voir chronique de Fourth World). Mais, sur Ragas and Sagas, Garbarek ne va pas forcément reproduire une technique de chant avec son saxophone ; il se cale sur elle ou l'accompagne ; et il va mêler ses influences à celles des musiciens du Pakistan. Ce sont eux qui seront prédominants, c'est la raison pour laquelle chaque composition porte le nom de raga. On pourrait donc dire que Garbarek s'invite sur différents rāgas. D'ailleurs toutes les compositions intitulées “raga” (sauf la seconde intitulée “saga”) sont composées par Ustad Fateh Ali Khan.

Ce qui est vraiment extraordinaire c'est que le saxophone de Garbarek va admirablement se fondre dans les humeurs de chacun de ces rāgas. Et ceux qui sont à la recherche de musiques folkloriques aux mélanges atypiques vont se régaler.

« Raga 1 » est introduit par le saxophone qui dresse le paysage exotique dans lequel vont se dérouler les rāgas. Sur un lit de percussions (tabla) calmes, le chant très mélodieux de Ustad Fateh Ali Khan est accompagné par le sarangi légèrement vibrato (le sarangi est un instrument à cordes qui se joue avec un archet et qui peut faire alors penser à un violon et peut se jouer aussi en slide; mais qui peut également faire penser à des percussions car il est possible de l'utiliser en tapant les cordes avec les doigts). Il s'agit d'une composition hypnotique dans le sens où elle a la capacité de mettre l'esprit dans un état second. Superbe !

« Saga », avec Manu Katché à la batterie, est un titre qui détonne quelque peu car il s'agit d'un mélange musical plus occidentalisé avec des synthés très teintés Tangerine Dream et un chant alternant mélodie, saccades et envolées. Le saxo est ici plus présent et signe une très belle intervention. « Raga 2 », est une ritournelle entêtante de plus de 13 minutes avec un thème où se superposent le chant de Fateh Ali Khan, celui de la chanteuse Deepika Thathaal, le sarangi et parfois même le saxo. Garbarek y recopie parfois les saccades de Fateh Ali Khan. On y ressent vraiment l'improvisation typique de ce type de musique; et c'est même le saxo de Garbarek qui s'autorise à relancer la ritournelle vocale.

Le sarangi introduisant « Raga 3 » nous offre des belles images, profondes et mystiques, de ces contrées avec également un thème répétitif autour duquel vont tourner les instrumentistes. Quand l'esprit navigue dans une telle musique c'est l'imagination qui fait une part prépondérante du travail : vous n'êtes plus dans votre pièce mais vous flottez dans des décors lointains et millénaires. « Raga 4 » est également une belle pièce où Fateh Ali Khan semble entrer en transe, son chant approchant parfois le rire; très surprenant !

Ragas and Sagas est une œuvre à part dans la discographie de Garbarek; on aurait toutefois tort de faire l'impasse sur celle-ci tant elle est réussie et dépaysante. Un indispensable du saxophoniste norvégien entouré de chanteurs et musiciens de très haut niveau.

Note : 4,25/5.