Au mitan des années 90, quand Yann-Fañch KEMENER et Didier SQUIBAN se lancent dans l’enregistrement d’Enez Eusa (« l’île d’Ouessant » en breton), ils sont loin d’être des débutants. Le premier est un chanteur reconnu pour sa série des Chants profonds de Bretagne et sa participation au groupe BARZAZ. Le second est un pianiste de jazz que Dan AR BRAZ a appelé pour participer à son spectacle l’Héritage des Celtes. C’est d’ailleurs à cette occasion que les deux musiciens se sont rencontrés.

Loin de la scène, les deux Bretons se sont retrouvés pour un duo piano-voix et ont revisité quelques-uns des airs bretons les plus connus. L’intérêt du premier volet de leur collaboration ne réside certes pas dans l’originalité de la sélection. Tout le monde connaît, par exemple, l’air de « Tri Martolod », popularisé par Alan STIVELL. Le tour de force de ce disque, c’est justement de montrer que non, ces chansons, on ne les connaissait pas complètement, on ne soupçonnait pas la charge émotionnelle qu’elles contenaient encore.

A peu près à la même époque, Denez PRIGENT chante « Ti Eliz Iza », une gwerz transmise par les sœurs GOADEC. C’est une version légèrement différente, « Plac’hig Eusa » (« La petite fille d’Ouessant »), qui sert de fil conducteur à Enez Eusa. Elle revient trois fois, en introduction a cappella, en conclusion et sous la forme d’une primaozadenn (« improvisation ») de Didier SQUIBAN. La version placée en fin d’album est la plus développée. Yann-Fañch KEMENER y interprète avec force l’histoire de cette petite fille qui a perdu père et mère, accompagné par les notes rares du pianiste. La beauté de la langue n’en est que plus forte.

« Plac’hig Eusa » n’est que l’un des nombreux sommets de l’album. Le chant est sublime de bout en bout, dans tous les registres. Yann-Fañch KEMENER est aussi à l’aise pour chanter une gwerz du XIXe comme « Gwerz Ker-Is », que pour interpréter le poème de Jean-Pierre Calloc’h mis en musique par Jef LE PENVEN, « Me ‘zo ganet e kreiz ar mor »*¹. Ces deux monuments de la musique bretonne, on les entend pour la première fois, comme si, réduits à leur plus simple expression, un piano, une voix, ils se révélaient de nouveau.

Entre deux chefs-d’œuvre, Didier SQUIBAN tisse ses improvisations, offrant une respiration au mélomane déboussolé. Grâce à lui, Enez Eusa n’est pas qu’une suite de chansons, c’est un tout où les thèmes se répondent et s’entrelacent. Et il en faut, de l’agilité, pour relier l’ironie cruelle de la « Gwerz Penmarc’h » et l’entraînant « Tri Martolod » ! Improvisateur essentiel, Didier SQUIBAN est aussi un accompagnateur précieux, comme sur « Ar Voraerion » où la complainte des marins est transfigurée par le duo.

L’album s’appelle Enez Eusa, ce n’est sans doute pas un hasard. On s’y balade comme sur Ouessant, rencontrant une merveille à chaque pas, l’âme tranquille pourtant. Plusieurs classiques trouvent ici une interprétation inégalable. La collaboration entre Yann-Fañch KEMENER et Didier SQUIBAN est plus qu’une réussite, c’est une évidence. Eux-mêmes l’ont bien compris et ont donné deux successeurs à ce disque.

*¹ Jean-Pierre Calloc’h, Yann-Bêr Kalloc’h en breton, est un poète de l’île de Groix, mort pendant la Première Guerre mondiale. « Me zo ganet e kreiz ar mor », « je suis né au milieu de la mer » est son poème le plus connu.