Un groupe apparemment inconnu, mais quand même connu, un concept qui semble improbable et pourtant tout ce qu'il y a de plus cohérent, un style qu'on ne saurait qualifier mais auquel on a réussi à trouver un nom, comme toujours. Cela s'appelle de l'avant-pop et le groupe en question, fondateur de ce mouvement, porte le nom de PENGUIN CAFE ORCHESTRA.

Les membres se sont rencontrés au milieu des années 70, et le projet repose d'abord sur le tandem mixte permanent Helen Liebmann (violoncelle) / Simon Jeffes (guitares, basse, tous autres instruments possibles). Ce dernier, fils d'un chercheur en chimie, reste le cerveau, avec sa créativité féconde, depuis le moment où il a eu la vision d'un Penguin Cafe en étant couché sur son lit, malade après avoir mangé du mauvais poisson alors qu'il était en vacances dans le sud de la France en 1972. Nul doute que son bad-trip lui a laissé des séquelles au point de brouiller les pistes car "mauvais poisson" et "sud de la France", ça ne va pas ensemble dans la même phrase !

D'autres membres s'ajoutent. D'abord Steve Nye, claviériste de session et ingénieur du son qui, détail amusant, n'a participé qu'une seule fois à un album de FLEETWOOD MAC, précisément en 1973, et qui s'appelait Penguin ! Tu parles d'une coïncidence. Le dernier pour l'heure, c'est Gavyn Wright, violoniste-altiste de formation classique, comme Jeffes, comme Liebmann... Son nom reviendra par la suite très souvent sur nombre de disques pop et variété, que vous devez d'ailleurs posséder chez vous, avec souvent marqué "(premier violon)", "(direction d'orchestre)" pour lui. C'est que, même s'il donne le sourire dans sa présentation, patronyme et pochette, le PENGUIN CAFE ORCHESTRA ne fait pas rire, question niveau : ce sont tous des tueurs !

Jeffes aussi est un musicien de formation classique, mais à l'époque, il veut rompre d'une part avec le répertoire sacré dont il n'aime guère la rigueur, et d'autre part avec le rock qui lui semble limité. Notez qu'on est dans les années 70, celles du rock progressif. Et du RIO, alias rock in opposition, et de l'avant-garde ! Le mouvement de HENRY COW, autre collectif influent.

Toutefois, là où le PENGUIN CAFE ORCHESTRA se démarque, c'est qu'il ne recherche pas la dissonance, le collage et l'expressionnisme musical à tout prix. Certaines de ses structures demeurent fluides, avec des mélodies aussi belles et pures qu'un groupe folk ou pop, d'où le terme contestable certes mais mieux choisi d'avant-pop. Les éléments classiques ressortent à travers les cordes de Wright et de Liebmann mais pas seulement, et bien sûr, le jazz est de la partie, notamment par le choix d'un piano Fender Rhodes. Il y a aussi une grosse part de musique contemporaine et minimaliste inspirée par Philip GLASS.

C'est Jeffes seul qui joue du piano Rhodes d'abord, au cours de la suite "Zopf" qui occupe presque toute la première face de ce vinyle d'essai paru en 1976. Le groupe se laisse aller mieux qu'ailleurs à des destructurations et des "réflexions" artistiques contemporaines, à travers les frottements de "Milk" et les sonorités amples de "Pigtail" (Rhodes et bâton de pluie). À ce moment, l'équipe pingouine tente d'intégrer une chanteuse, Emily Young, également responsable de la peinture utilisée en couverture d'album. Sa voix crée un décalage avec le reste de l'instrumentation sur "Coronation", aux grands airs cinématographiques.

Une suite touffue mais agréable, par ses multiples genres abordés : musique tribale sur "From the Colonies", raccord solide avec les voyages passés de Jeffes tout comme la musique hawaïenne de "Giles Farnaby's Dream", où la basse et le violoncelle rencontrent le quatro et le ukulélé. Le couple alto-violoncelle fait merveille sur le balancement Rhodesien nébuleux de "Surface Dream", de même que les arpèges folk de Jeffes sur "In a Sydney Motel", son chant aussi. Ballade étrange mais séduisante et plutôt impressionniste pour le coup !

Laissant le Rhodes à Steve Nye ensuite, la guitare électrique jazz ou folk du cerveau de la bande conduit la plupart des autres morceaux, plutôt étirés cette fois, sur six minutes voire au-delà de dix. "Chaterred Flight" nous régale de ces arpèges splendides à travers une toile créative blues. Le "Penguin Cafe Single" nous fait entrer dans cet univers onirique par une escale au Brésil (bossa-nova) et une basse fortement étoilée. De quoi toucher l'auditeur au même titre que les cordes feutrées de "Hugebaby", le thème récurrent et ultra-touchant de "The Sound of Someone You Love Who's Going Away and It Doesn't Matter".

Ce dernier est bien entendu la pièce de choix, festin plein de délicatesse à la structure pourtant simple : une mélodie étirée et sur trois temps forts, similaires et longs, séparés par deux montées de cordes atonales. L'ambiance apportée par le Rhodes de Nye, la virtuosité de Wright, les doublures conjointes de Liebmann et Jeffes, enfin tout simplement la classe de ce dernier, seul au début et en plein rêve, nous convainc d'aller plus loin, ce qui n'était pas forcément gagné.

À moins de rechercher la contreculture pop en musique à tout prix et d'y prendre goût quoiqu'il advienne, ce premier disque demeure un essai, comme mentionné plus haut, et résolument brouillon, même si plusieurs passages ont de quoi largement nous convaincre. De toute manière, quelqu'un qui connaît bien l'histoire du PENGUIN CAFE ORCHESTRA sait que, chose bien surprenante, les années 80 constituent le gros morceau de son histoire. Un drôle d'oiseau !