Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on l’aura attendu, cet album. Annoncé dès 2007, Book Of Souls – Folio A, second volume de de la trilogie Book Of Truth, a mis six longues années pour parvenir jusqu’à nos oreilles. Six années pendant lesquelles on ne saurait accuser Trey SPRUANCE de n’avoir rien fait, au contraire ! Il y a eu Xaphan, le disque enregistré pour le « Book Of Angels* », de John ZORN, en 2008. Il y a également une fausse bande originale de film en 2009, Le Mani Destre Recise Degli Ultimi Uomini, et puis aussi une foultitude de titres délivrés régulièrement par les différents sous-groupes de la galaxie des Chefs Secrets, au compte-gouttes et par Bandcamp, mais qui ne forment pas de véritable album, même si certains ont fini sur une compilation, Sattellite Supersonic Vol. 1.
Tout cela occupe, c’est évident, mais ne donne pas un « vrai » disque. Et pourtant, gageons que SPRUANCE n’a jamais arrêté d’y travailler. Amateur de systèmes, curieux des diverses réponses plus ou moins rationnelles que peuvent apporter les religions pour expliquer ce grand foutoir qu’est notre existence, SPRUANCE est en effet en quête de sens. Il est donc particulièrement méticuleux dès qu’il s’agit de sortir un album, aussi soucieux de la cohérence des titres que de la prise de son, du mixage ou de la pochette. Si l’attente fut longue, c’est en fait qu’en vrai démiurge SPRUANCE « vingt fois sur le métier remettait son ouvrage, le polissant sans cesse et le repolissant, ajoutant quelquefois, et souvent effaçant** ».

On retrouve tout ce qui fait la magie de S.C.3 : une musique totalement ouverte sur le monde, brassant et embrassant toutes sortes de styles, des musiques orientales à Ennio MORRICONE, de l’électro au rock indé, en passant par un nouveau terrain de jeu : la chanson française. On retrouve surtout ces morceaux assez extraordinaires, formés de multiples couches instrumentales, réfléchis à l’extrême et archi-ciselés.
Réfléchis à l’extrême, ai-je écrit, et c’est peut-être là que le bât blesse. SPRUANCE, chez qui le goût de la perfection semble tendre vers la monomanie, n’en évite pas l’écueil. Ainsi, son immense maîtrise crée parfois, il faut le reconnaître, une forme d’ennui.

Il manque clairement à ce disque la folie de Book Of Horizons. Cela se ressent dans la structure-même du disque, également très pensée. Enchâssés entre deux élégants titres psyché où les influences orientales se marient à l’électro, les morceaux alternent entre différents styles, leur unification se faisant par des virgules sonores, courtes musiques plus ou moins expérimentales, elles-mêmes unifiées par la répétition d’un lick de synthé en forme de jingle.

Deux titres seulement sortent du lot, deux reprises : « Halloween », le titre de John CARPENTER, magnifiquement réinterprété, avec une sauvagerie bien éloignée du minimalisme de la version originale, et dans lequel l’empilement des couches sonores fait merveille. Et puis il y a, tout aussi dingue mais pour d’autres raisons, la reprises de « La Chanson de Jacky » de BREL. D’aucuns prétendent que SPRUANCE l’a découverte par l’entremise de Scott WALKER, cela est fort possible. Mais il a le bon goût de remonter à la source belge et de confier à Mike PATTON le soin de massacrer la langue française avec le même entrain vorace qu’il chantait l’italien sur Mondo Cane. Cela forme un morceau énergique et hilare qui ne dispense pas de connaître l’original, mais lui apporte un supplément de bouffonnerie.

On ne va pas se mentir : deux titres imparables pour un album attendu pendant six ans, c’est peu. Il n’en reste pas moins que Book Of Souls – Folio A est un bon disque, dont le principal tort, au fond, est de se situer en deçà du précédent.


*C’est-à-dire le deuxième volume du « Masada Songbook », écrit par ZORN mais joué par d’autres. Pour le premier disque de la série, voir http://fp.nightfall.fr/index_9980_john-zorn-masada-2-vol-1-jamie-saft-trio-astaroth.html
**C’est du Boileau (1636-1711).