En préambule, signalons qu’il s’agit ici du quatrième album de Sister Rosetta THARPE, le premier édité par Mercury en 1956 et non de la compilation homonyme publiée par Decca deux ans plus tard.

Revenons brièvement sur le parcours de cette prêtresse du Gospel et du Holly Blues. Rosetta Nubin voit le jour en 1915 à Cotton Plant, un hameau situé à cent bornes à l’est de Little Rock, capitale de l’Arkansas. Elle se met très tôt à la guitare et au piano et rejoint sa mère, membre d’une troupe de Gospel itinérante au tout début des années vingt. Mariée à 19 ans au Révérend Thorpe dont elle se sépare quatre ans plus tard mais dont elle garde en partie le nom, elle enregistre ses premières faces pour Decca en 1938. Elle enchaîne dans les orchestres de Lucky Millinder et Cab Calloway et délaisse la musique profane pour se consacrer au Gospel en 1943. Durant la Seconde Guerre Mondiale, elle tourne en compagnie de Sammy Price et de la troupe des Dixie Hummingbirds.
Rosetta fait ensuite équipe avec Marie Knight, se marie avec son manager en 1951. Lâchée par Decca, elle se retrouve légèrement éclipsée par Mahalia Jackson et enregistre "Gospel Train" en 1956 pour Mercury, épaulée par The Harmonizing Four, troupe invitée lors de son fastueux second mariage. En 1957, elle effectue une première tournée en Europe, continent où elle décroche un statut de star. En 1964, elle intègre lors d’une tournée européenne la Blues & Gospel Caravan en compagnie du Révérend Gary Davis et des bluesmen Otis SPANN, Muddy WATERS, du duo Sonny Terry/Brownie McGhee. Rosetta, victime d’un AVC en 1970 doit laisser la musique au second plan. Souffrant de diabète, elle est amputée d’une jambe et décède en 1973.

Si Decca a longtemps orienté sa chanteuse dans un répertoire hybride et profane combinant Pop, Blues et R&B, Sister Rosetta Tharpe va s’inscrire dans le Holy Blues, registre dans lequel les pasteurs itinérants et les congrégations prêchaient la bonne parole au sein des campements d’ouvriers et de la communauté noire. Si on a parfois tendance à réduire ce mouvement à des prédicateurs non voyants ou boiteux ou à de fervents évangélistes parfois un peu escrocs, d’autres à l’image de Blind Willie Johnson, Blind Joe Taggart, Révérend Gary Davis, Révérend Dan Smith et de Sister Rosetta Tharpe s’inspireront d’airs religieux, de spirituals et d’anciennes Folk songs.

Dernier petit élément, des artistes tels Little RICHARD, ELVIS, Johnny CASH, Chuck BERRY, Jerry Lee LEWIS, Aretha FRANKLIN et Tina TURNER ont un jour déclaré que la Sister demeurait l’une de leur plus grosse influence. Au pays de la langue de bois, il arrive que certaines vérités soient aussi saisissantes qu’authentiques !

Pour ce premier disque, Mercury a convié un beau parterre d’accompagnateurs. Si Rosetta joue de la guitare le label a décidé de faire appel à une solide petite équipe dans laquelle figurent notamment le batteur Panama Francis (ex membre des orchestres de Lucky Millinder, Cab Caloway, Red Allen et Little Willie John), le pianiste Ernie Hayes (ex Ruth BROWN, Big MAYBELLE, Varetta Dillard) l’organiste Harry "Doc" Bagby (sideman attitré du label Gotham) tandis que les contrebassistes Lloyd Trotman (ex Duke Ellington, Big Joe Turner, Ray Charles) et George Duvivier (ex Thad Jones, Bud Powell) se succèdent au gré des sessions. Une façon de mettre les petits plats dans les grands.
Dans un souci probablement promotionnel, Mercury a choisi de faire figurer une photo de Rosetta jouant de la guitare dans une robe imprimée, une stratégie publicitaire destinée à accrocher les amateurs de Gospel mais aussi les aficionados de Blues et de R&B.

Le disque s’ouvre sur le traditionnel "Jericho" arrangé revu et corrigé par la guitariste. Si la guitare entame une entrainante litanie sous forme de shuffle, le tempo s’accélère au fil des secondes pour nous emmener sur le pas d’un proto Rock n Roll. Si Rosetta chante les louanges de Josué, successeur de Moïse, c’est une invitation rythmée vers un havre de paix que la chanteuse nous offre. Si Kid Ory avait ouvert la voie dix ans plus tôt en transformant le titre en une pièce pleine de Swing et de New Orleans Sound, Rosetta persévère et accentue la mutation. Une version bien plus captivante à notre sens que celle d’ELVIS dans l’album "His Hand In Mine".
Changement de cap avec "When They Ring The Golden Bell" avec son intro d’orgue d’église. Rosetta se montre ici moins aventureuse, les chœurs impulsent une atmosphère presque céleste. Pour l’anecdote, on doit ce titre à Dion de Marbelle, un ancien clown de cirque ayant collaboré au Wild West Show de Buffalo Bill Cody. Ancien vétéran de la Guerre de Sécession, Marbelle décèdera dans un refuge pour vétéran dans un total dénuement, ses droits d’auteur étant étrangement tombés dans l’escarcelle de la John Church Company, une importante maison d’édition vendant partitions et instruments de musique. Enregistré une première fois en 1916 par l’Imperial Quartet, un ensemble de Chicago, le titre tombera pendant les fifties dans le répertoire de la Country et du Bluegrass. Sans doute ce que le Seigneur appelle une voie détournée. Repris entre autre par Jimmie Davis, Loretta Lynn, Emmylou HARRIS ou Dolly PARTON, la présente interprétation se rapproche plus de celle d’Alfred Karnes malgré la mise en avant de l’orgue d’Harry Bagby. La Sister reprend "Cain't No Grave Hold My Body Down", titre emblématique de Brother Claude Ely, un prédicateur blanc pentecôtiste du Kentucky. Cette curiosité composée en 1934 ne sera enregistrée que vingt ans plus tard par son créateur. Bozie Sturdivant, un jardinier de Clarksdale membre d’une chorale baptiste, avait gravé la chanson en 1942 lors d’une homélie. Depuis Johnny CASH, Tom JONES, CROOKED STILL et dernièrement les PRETTY THINGS ont chanté les joies de la résurrection, cette tombe étant selon eux loin d’être un point final. Si la guitare se fait parfois bluesy, c’est une mélodie proche du Rock n Roll que diffuse la chanteuse. Grand moment de douceur avec "I Shall Know Him" des Gospel Harmonettes. Là, les sobres touches de piano et l’orgue churchy viennent fortifier les louanges au Divin. Œuvre d’Albert Brumley, "Fly Away" a été mitonné à un incalculable nombre de sauce. Le monde de la Country et de la variété américaine s’est emparé du morceau souvent dans des versions de Country Gospel frôlant la parodie. Si les Trumpeteers en délivrèrent une version bien gouteuse, Sister Rosetta se réapproprie carrément le morceau en boostant simplement le tempo. Autre petit moment de bonheur et de douceur avec "How About You" probablement inspiré d’un titre de Thomas Dorsey. Sister Rosetta nous plonge ici au fond d’un vrai slow blues.

Elle reprend d'anciens titres Decca avec "Two Little Fishes, Five Loaves Of Bread", une compo du parolier Bernie Hanighen. Là, sous un tempo ralenti presque lancinant, Rosetta évoque un passage dans lequel Jésus fournira de la nourriture à 5000 fidèles via cinq pains et deux poissons. A une époque où certains ne mangent pas à leur faim, il y a peut être de quoi s'inspirer. Autre chanson issue de sa période Decca avec "Beams Of Heaven" chanté à l’origine en duo avec Marie Knight. Si l’orgue apporte de la douceur, la voix monte en gamme avec un superbe et simple jeu de guitare en contrepoint. "All Alone" propose une combinaison de Black Country Gospel et de Spiritual dans laquelle elle chante les louanges du Seigneur, personnage qu’elle aimerait s’accaparer pour un moment. Autre titre emprunté aux Southern Sons et chanté auparavant avec Marie Knight, "Up Above My Head There's Music In The Air" bénéficie d’un nouvel arrangement ; si les Harmonizing Four renforcent le pouvoir de persuasion c’est avant tout les riffs de guitares qu’on retient. Si ELVIS en fit une reprise dispensable, le titre connaitra une cure de jouvence via Vanessa Collier et Rhiannon Giddens. Autre titre de l’époque Sammy Price, "Precious Memories", une compo de JBF Wright, a d’abord fait le bonheur d’obscurs groupes appalachiens blancs, le titre tombera plus tard dans la besace de la Country, du Bluegrass et de crooners de seconde zone. Sister Rosetta Tharpe nous balance une version pleine d’émotion plus proche de la musique du Diable que celle du Seigneur. La guitariste termine son album avec "99 1/2 Won't Do", titre qu’elle avait enregistré avec sa mère Katie Bell Nubin en 1949 au sein de l’orchestre de Sammy Price. Là encore une fois on se retrouve à la frontière entre une église et le Rock du bagne. Un titre devenu un standard du Gospel repris depuis par James Cleveland, Diana ROSS, Dorothy Love Coates sans oublier une version a capella des Como Mamas.

Réédité à plusieurs reprises avec des pochettes différentes, cet album enregistré en juillet et édité en décembre 56 ne connaitra pas lors de sa sortie le succès escompté. Néanmoins et bien que tardivement lorsque Sister Rosetta Tharpe fut intronisée au Rock and Roll Hall of Fame, c’est ce disque qui fut choisi pour agrémenter l’événement. Une référence de l’Age d’Or du Gospel et un beau message d’espoir. Le genre de disque qui donnerait presque envie d’aller boire un godet de vin de messe.