Fermez les yeux et imaginez. 1963, un jazz club new-yorkais par une chaude soirée, une atmosphère apaisante et feutrée. Les gens discutent, se relaxent, décompressent, mangent, boivent, tentent d’oublier leurs soucis quotidiens. En face, une scène et des musiciens qui semblent plongés dans un autre monde. Ne se souciant guère du bruit environnant, ils enchaînent les morceaux inlassablement. La musique est enivrante et voit se mêler génie et mélodies accrocheuses.

C’est ce que l’on peut être amené à imaginer à l’écoute de cet album. Le Carnegie Hall est une salle new yorkaise réputée pour son acoustique et où se sont produites de nombreuses légendes (allant du jazz au blues en passant par le rock). Beaucoup d’artistes ont réalisé une de leur meilleures prestations dans ce lieu légendaire C’est d’ailleurs le cas du Dave Brubeck Quartet qui, 4 ans après leur best-seller Time Out, nous délivre ce live considéré comme le plus abouti. Il faut aussi souligner la qualité de l’enregistrement qui, pour l’époque est exceptionnelle.

Concernant la musique en elle-même, l’album s’inscrit dans le courant du « cool jazz » même si, il faut le dire, les tempos sont légèrement revus à la hausse (comme son nom l’indique ce courant est caractérisé par un mid tempo voir un tempo lent). Les musiciens jouent en parfaite synergie, chacun ayant ses moments de gloire. Un avantage du live c’est la liberté : on sent que les musiciens « se lâchent » et ne se restreignent pas au format 4/5 minutes propre au studio. En effet, on ne compte pas moins de quatre titres de plus de 10 minutes. Leur marque de fabrique : la complexité rythmique. Parfois, déroutante mais toujours juste, cette complexité constitue une réelle richesse musicale. Cela est illustré à plusieurs reprises. Par exemple, « Eleven-Four » est une sorte de valse en 11 temps, ou bien le classique « Blue Rondo à la Turk » en 9 temps. Il faut également noter les subtiles variations des thèmes lors des improvisations. Quel plaisir d’écouter « Three To Get Ready », ce morceau célèbre repris brillamment par Claude Nougaro. Ou bien « It’s a Raggy Waltz » aux accents de boogie-woogie des années 50. Sur « Castillan Drum » une intro rebondissante laisse place à un solo de batterie explosif de plus de 10 min. Chaque morceau a son feeling, son âme. L’album se clôt par le standard « Take Five » (passant de 3 min en studio à 7 min en concert !) qui, une fois le thème exécuté semble totalement revisité.

Le tout reste finalement assez conventionnel. Mis à part la typicité rythmique hors du commun, le jeu « out »* est assez peu présent. On assiste que très rarement à des improvisations qui partent dans tous les sens. Les férus d’improvisations délirantes à la Charlie Parker ou à la Thelonious Monk à la limite du faux, considéreront peut être cet album comme monotone. Mais les autres se verront comblés par cette superbe performance qui a le mérite d’être accessible à un large public (très bien en musique de fond). Du grand art.

Chronique écrite en hommage à Dave Brubeck décédé le 5 décembre 2012.

*Jouer « out » signifie improviser de manière décalée par rapport à la progression d’accords afin de créer une certaine tension et ainsi enrichir le jeu mélodique.