Il est à espérer que nos lecteurs amateurs de musique post-punk/new wave connaissent déjà le groupe The SOUND et leur premier album Jeopardy. On ne peut cependant pas en être certain car leur cas est triste, voire scandaleux, la preuve parfaite que qualité et chiffres de vente ne sont certainement pas toujours liés. S'il est vrai que leur nom n'est pas très bien choisi, trop passe-partout, il est tout de même incroyable qu'ils n'aient jamais réussi à placer une chanson ou un album dans les charts. Cela dépasse l'entendement car leur musique est non seulement excellente mais également accrocheuse. Dans le même domaine, des groupes comme U2 ou SIMPLE MINDS ont percé assez rapidement, alors pourquoi ? Énigme impossible à résoudre.

Il faut tout d'abord parler de leur tête pensante, Adrian Borland. Un londonien très talentueux, chanteur investi et redoutable guitariste. L'histoire habituelle : né en 57, il avait un bon âge pour être frappé de plein fouet par la vague punk de 76, dont son premier groupe The OUTSIDERS était un représentant typique. Leur second album Close Up, sorti en 78, va déjà bien plus loin que cela, et il n'est que normal que Borland ait abouti dans le post-punk, entre cold wave et proto-alternatif. C'est le genre de musicien qui transforme en or tout ce qu'il touche. Déjà un peu névrosé à l'époque, son esprit instable et inquiet était une force de création étonnante. Avec le manque de succès, il s'est malheureusement refermé sur lui-même et a sombré dans la psychose, pour finalement se suicider en 99, triste histoire, comme nous l'avions annoncé.

En 1979, tout l'effectif entourant Borland a changé, pour diverses raisons. Un troisième album a failli être publié sous le nom The OUTSIDERS, mais ils ont vite décidé de changer de nom et d'utiliser leur dernier enregistrement comme une démo auprès des maisons de disques. Ce disque sera finalement publié sous le nom Propaganda en 99. Tout ceci pour dire que Jeopardy a beau être le premier album de The Sound, il est tout de même loin d'être un coup d'essai. On s'en serait douté, une musique aussi forte requiert un peu d'expérience, et quand un premier album est génial, il y a toujours un truc.

Ce qui ne veut pas dire qu'il manque de spontanéité, loin de là. En fait, bien qu'ayant signé pour un label de Warner, Korova, où on trouvait également ECHO and the BUNNYMEN, leur budget était des plus limités et l'enregistrement, assez épique, a été réalisé en quelques jours dans un vieil entrepôt, nommé Elephant Studio. Les quatre musiciens n'ont pas eu le temps de finasser, jouant avec leur tripes. En fait, c'était plutôt une bonne chose pour eux. Un des rares indices concernant leur absence de succès commercial est leur manque d'aisance en studio, ils n'aimaient pas ça du tout, préférant donner des concerts que passer des semaines enfermés sous les ordres d'un producteur. Leurs enregistrements ultérieurs manquent sans doute un peu de vie, mais ne peut-on pas dire ça d'autre groupes de cold wave comme JOY DIVISION/NEW ORDER ?

Venons-en enfin à la musique, qui parle de toute façon d'elle-même. Cet ensemble de chansons est un des plus brillants proposés à l'époque. C'est un exemple parfait de la musique sombre et tranchante qu'on pouvait trouver en 1980, quand le rock parlait de la vie, du monde réel, de ses peurs et de ses dangers, ce qui est précisément le sens du mot « Jeopardy ». The SOUND n'est pas le comble du pessimisme, mais on ne peut pas dire que ça rigole beaucoup non plus. Ainsi on ne pourra que remarquer « Missiles », la pièce centrale de l'ensemble, d'un antimilitarisme simple, naïf peut-être, et pourtant c'est juste une question de bon sens.

Plus fort encore, l'ouverture « I can't escape myself » est d'une intensité émotionnelle incroyable, débutant doucement et froidement, pour exploser progressivement. Ensuite, de chanson en chanson, même si le manque de production se ressent parfois, on est bluffé par la beauté du propos de Borland et de ses trois acolytes. L'ensemble est varié, « Heartland », « Words Fail Me » et « Heyday » sont presque joyeuses, très entraînantes. « Heyday » était le single de l'album, quelqu'un peut-il m'expliquer pourquoi elle n'a pas eu de succès ? Elle est si accrocheuse, c'est vraiment injuste. Il y a aussi des titres plus sombres et ambiants comme « Hour of need » et « Night versus day », des passages plus sobres et étranges, comme la chanson-titre et le final « Desire ». Si le moins bon du lot semble avoir été relégué en fin d'album, « Resistance » et « Unwritten Law » ont quand même de belles idées à proposer.

En vérité, Jeopardy est solide de bout en bout. Les critiques ne s'y sont d'ailleurs jamais trompés. Pour une fois, on ne peut rien leur reprocher, ils ont aligné les notes maximales dès la parution de l'album, et pareil pour son successeur. Il suffit de l'écouter pour le comprendre, c'est un sans faute exemplaire qui devrait dans un monde logique être cité au moins autant que des JD, GANG of FOUR ou The CURE. Jeopardy, c'est comme un Boy de U2 dont on aurait enlevé le vernis commercial pour ne garder que l'essence. C'est aussi bien plus que cela, ce disque est une vitrine des diverses tendances du post-punk, lorgnant même sur la new wave avec des synthés bien présents, et il domine artistiquement presque toute la concurrence pourtant rude de 1980.