Si tu te dis que je craque mon slip en mettant autant d’étoiles à cet album, je ne peux que reconnaitre qu’en un sens tu as raison. Evidemment, ce groupe et ce disque ne sont rien en comparaison des grandes œuvres qui ont jalonné notre histoire culturelle (dont certaines ont été plus mal notées ici). Cependant, il faut comparer ce qui est comparable. De la même façon que de parfaites séries B ont marqué bien des cinéphiles, des disques absolument mineurs méritent qu’on s’y attarde. En l’occurrence, dans le couloir certes restreint mais néanmoins fréquenté des repriseurs, j’affirme que cet album est, au-delà d’une parfaite réussite, une véritable référence du genre.

On le doit à deux bonshommes, deux languedociens qui se sont mis à jouer ensemble à la fin des années 90. Le premier s’appelle Danito ; il est en charge du rythme, principalement à la guitare mais aussi avec quelques percussions. Le second se fait appeler Kif, d’aucuns le connaissent sous le nom de Franck Marty. On l’entend moins sur ce disque que dans ses productions ultérieures : il se contente d’y alterner guitare, accordéon et banjo, mais c’est un étonnant multi-instrumentiste que les spectateurs d’Olivia RUIZ ont tous repéré. D’ailleurs, il accompagnait déjà la future femme-chocolat dans les baloches de l’Aude avant même de monter Les CROQUANTS. L’idée de ce duo est de reprendre des chansons populaires plus ou moins connues. Ils ont par la suite rapidement souhaité se créer également leur propre répertoire, mais ont décidé de monter un autre collectif pour cela : La VARDA. C’est du reste avec cette formation qu’ils ont sorti leur premier enregistrement en 2000. Cependant, ils ont continué de tourner avec Les CROQUANTS, dans les salles ou bistrots qui voulaient bien les programmer.

Par exemple aux Alizés, un bar de Narbonne, en novembre 99, ils enregistrent ce soir-là leur prestation, gravée sur disque un peu plus tard. Ce premier album a par la suite bénéficié d’un bouche-à-oreilles actif qui lui a assuré une large diffusion parmi les amateurs de Chansons, à une époque où le genre avait un public rajeuni et tout à fait en phase avec ce que proposaient nos deux amis. C’était en effet le temps de ce qu’on a appelé la 'Nouvelle chanson française', mais aussi du mouvement plus alternatif de la chanson indépendante dans lequel les CROQUANTS s’inscrivent assez clairement. Mais eux ne créent pas, leur recette consistant à reprendre principalement le répertoire des grands noms de l’âge d’or de la Chanson (années 50 à 70), comme BREL ou BRASSENS, avec une tendresse marquée pour Charles AZNAVOUR. Simplement, ils le font à leur manière : acoustique mais survitaminée.

Cependant, cette manière n’explique pas totalement le caractère marquant de ce disque. A mon avis, la spécificité qui fait toute la différence, c’est justement qu’il a été enregistré d’une traite dans un bistrot. Parce qu’au fond, c’est là qu’est la place des repriseurs. Je ne parle pas des groupes qui débutent, pour qui faire des reprises est une manière de se mettre en place techniquement avant de passer à l’étape de la création. Je parle de ceux qui en font la nature même de leur œuvre, comme c’est le cas des CROQUANTS. Dans leurs spectacles, il me semble que ce genre d’artistes propose deux choses importantes. Ils ont tout d’abord une fonction patrimoniale qui consiste à faire découvrir ou redécouvrir des morceaux de qualité mais peu connus et souvent oubliés. Par exemple, les chansons de Jacques BREL interprétées ici sont loin de figurer parmi celles que nos mémoires ont gardées.

Mais ils sont surtout de grands producteurs de convivialité. Dans la continuité de la tradition immémoriale des tavernes, les repriseurs fournissent un cadre idéal pour beugler collectivement des chansons du commun en se serrant les coudes. Ici pas mal de classiques sont moulinés pour cela ; ils sont d’ailleurs de plus en plus fréquents vers la fin de la soirée, la température montant ainsi petit à petit. Et puis, le titre du disque l’indique : Ça sent la bière. Et c’est vrai. On en entendrait presque les gens commander au comptoir ou les verres s’entrechoquer. On sent l’exiguïté du lieu, la chaleur de la salle. On se laisse porter par quelques chants de marins qui charrient leurs litres houblonnés. Ce disque nous ouvre la porte d'un bar idéal, celui où l’on se retrouve entre amis et où l’on en rencontre de nouveaux.

Ce soir, le public est en plus particulièrement chaud et impliqué. Son énergie se diffuse dans celle du groupe et inversement, un véritable échange se passe. Le duo envoie dès lors une musique qui entraîne l’auditeur de façon immédiate. Leurs deux voix chaleureuses, particulièrement proches, nous invitent également au partage. L’écoute et même la réécoute de leurs versions passe très facilement tant leurs idées d’accompagnement sont toujours pertinentes, conférant aux morceaux une sorte d’évidence. Evidemment, ce disque n’est pas taillé pour les radios ni pour les endroits qui les diffusent. Mais il y a des espaces qui lui sont tout à fait adaptés. Disons des manifestations populaires, culturelles ou autres, qui sont également là pour créer une forme de convivialité. En ces occasions, tends l’oreille à la musique de fond et tu verras que cet album revient de temps à autres. Preuve qu’il a trouvé sa place en société, la marque de sa réussite.