Trente ans en arrière, les médias comme le grand public, notamment en France, considéraient la techno ni plus ni moins que comme une musique de drogués. Composée sous ecstacy et LSD et baptisée « acid music », elle exige de celui qui l'écoute qu'il soit sous l'emprise des mêmes drogues résumait ainsi l'Humanité en 1993. En traduction, la techno n'aurait d'autre finalité que de faire la fête sous l'emprise de stupéfiants. C'est justement là l'image que Richie Hawtins ne souhaitait pas renvoyer en enregistrant Musik. À l'occasion du trentième anniversaire de sa sortie, notre homme indique ainsi que ce disque avait avant tout pour projet de faire sortir la techno de la nuit des clubs et de créer un 'espace' au sein duquel l'auditeur pourrait pleinement venir s'abandonner, de lui faire traverser plusieurs paysages sonores même, au cours d'un voyage dont les visées rappellaient aussi celles d'un autre style de musique électronique, l'ambient. If there is one thing about Plastikman albums : each of them is to be about a journey expliquait encore Hawtin en janvier 2025 (1). De fait, à l'instar de Sheet One, Musik n'est pas une collection de tracks uniquement destinées au live, mais bien un bloc cohérent, dix pistes s'enchaînant encore une fois sans interruption. Il n'était cependant pas le premier à tenter cette démarche et le reconnaît d'ailleurs sans fard, confessant avoir été influencé par la scène électronique européenne à l'époque, citant notamment APHEX TWIN, B12, The FUTURE SOUND OF LONDON ou encore Pete NAMLOOK.

Enregistré dans la cave de la maison familiale de Windsor, ce second album est partiellement inspiré par les bruits que le jeune Richie perçoit à travers la fenêtre entrouverte. Chant des criquets, souffle du vent, voix lointaines : Musik semble s'ancrer en premier lieu dans un univers sonore vaguement familier. À l'inverse d'un The ORB ou d'un The KLF néanmoins, dont les œuvres nous inondent d'extraits en tous genres, notre Canadien ne se noie jamais dans ses samples. Nul besoin de field recordings, de murmure des ruisseaux ou de bêlements des moutons pour stimuler notre imagination. Cette musique se suffit à elle-même et ce disque se révèle tout aussi onirique que ceux des groupes cités plus haut.

Psychédélique et minimaliste, tel serait sans doute la meilleure définition à accorder à Musik. Dans ce vide apparent ondoient de petites bulles bleutées, se dessinent au loin les contours d'arbres gigantesques et résonnent les rituels d'ethnies inconnues. Si Sheet One anticipait une ville de Détroit robotisée en proie aux émeutes, Musik se pose sur une autre planète, ☉hl ou bien il☉, ou peut-être Marcade. Les lecteurs de François Bourgeon comprendront sûrement la référence. Quant aux autres, risquons-nous à un néologisme plus parlant : éco-futurisme. PLASTIKMAN passe ainsi à un style de techno plus organique, aux sonorités liquides, suintant d'humidité et de sève.

Pour autant, Richie Hawtin ne renie pas totalement ses incursions sur des terrains plus percussifs. Seulement, il s'adapte à la réalité de son nouvel environnement. Les rythmes froids de Recycled Plastik laissent place à d'antiques cérémonies au cœur de la jungle ("Ethnik", "Goo"), où même les grillons prennent parfois le relais du synthétiseur analogique ("Kriket"). Seul "Fuk" et sa chaîne de montage ultra-moderne respectent l'héritage de "Spastik", touchant même de près à l'EBM. Mais Musik, c'est encore et surtout un disque d'acid. La TB-303 est une nouvelle fois mise à l'honneur et le natif de Banbury laisse ici libre cours à ses envies d'expérimentations. On rencontre de ce fait ici des pistes plutôt singulières, que l'on jurerait avoir été composées pour un film de science-fiction : "Outbak" part en reconnaissance sur une planète désertique, passant les dunes au laser, quand "Plastmatik" s'enfonce dans une cavité oubliée, peuplée de blobs géants.

En introduction, "Konception', classique de PLASTIKMAN, est sur ce point un petit chef d'œuvre d'acid techno, hypnotique mais en constante évolution, et ciselé à la perfection, un vrai travail d'orfèvre - comme ailleurs du reste, aussi bien au niveau des textures, des fréquences et des rythmes. Le tempo s'accélère sur "Marbles", sombre et vertigineux, mais également plus conventionnel. Ce dernier nous mène cependant vers une autre perle, "Lasttrak" et ses voix éthérées, emplie d'une nostalgie douce, étonnamment réconfortante. Le disque s'achève avec ce morceau, nous laissant absolument fasciné et béat, excusant rapidement les quelques longueurs d'un "Ethnik" parfois un peu hors-sujet, de même que celles d'un "Plastique", de plus gâché par une espèce de couinement d'alien en arrière-plan.

Créatif, immersif, trippant, émouvant parfois même, Musik est encore aujourd'hui considéré l'une des meilleures œuvres de Richie Hawtin. À tel point que beaucoup le préfèrent même à Consumed. Difficile de trancher, tant les deux albums sont différents. Car si Musik peut d'une certaine manière mener à Consumed, le contraire est beaucoup moins réciproque. Mais faut-il absolument établir une hiérarchie ? Ce n'est pas sûr, car Musik aura eu autant d'importance et d'influence que Consumed. Jalon essentiel de la techno minimale, il a également su redéfinir l'acid techno, en l'abordant de manière beaucoup plus introspective. Une porte en somme, vers d'autres artistes, d'autres genres, d'autres mondes.

(1) En français : « S'il y a quelque chose à comprendre à propos des albums de Plastikman : chacun d'entre eux parle d'un voyage. ». L'interview complète ici : https://www.youtube.com/watch?v=nMY2Iup2Naw