Le charme opère dès les premières notes de “Done Got Old”. On croirait entendre un morceau enregistré par John Lomax, cette image d'Epinal d'un blues acoustique issu des tréfonds du Sud et de l'âme du chanteur.
Alors qu'on se laisse porter par cette voix rauque qui semble avoir tout vu et tout fait, rien ne peut nous préparer à ce qui va suivre alors que commence le deuxième morceau.

Une batterie étouffée entame un rythme martial, une basse grasse bientôt accompagnée d'une guitare stridente se lance dans un riff sale et des solos possédés. Et par-dessus, Buddy GUY nous chante “Baby Please Don't Leave Me”. Impossible de ne pas être surpris par ce brusque changement de décor, mais impossible aussi de ne pas y prendre son pied. Bien que je ne sois pas fan de l'expression, il faut bien avouer que ce morceau me procure un orgasme auditif à chaque écoute, sans exception.
C'est le bon moment pour prendre du recul et présenter le contexte de cet album :

Le blues-rock connaît une nouvelle jeunesse dans les années 90, et Buddy GUY fait partie des bluesmen qui en profitent le plus. Enchaînant albums et tournées, il rencontre à chaque fois un succès confortable. Mais la roue tourne et une certaine lassitude commence à s'installer, un vague sentiment de déjà-vu à chaque nouvelle sortie qui vient titiller l'oreille. Il est temps de secouer la poussière que l'immobilité artistique accumule sur ses épaules. Pour ce faire, il s'enferme dans un studio perdu au fin fond du Mississippi et rend hommage à l'une de ses idoles, Junior KIMBROUGH.

Junior qui ? Les amateurs frémissent rien qu'à la mention de ce nom qui ne dit pourtant pas grand chose au grand public. Pourtant, Junior Kimbrough est l'inventeur d'un type de blues particulier, qui se joue à l'électrique et se veut langoureux comme un après-midi dans le Delta. De nombreuses rock stars partagent son héritage, de Keith RICHARDS à U2 en passant par Iggy POP et les BLACK KEYS. Un nom comme un secret d'initié à qui Buddy GUY veut offrir un peu de lumière en ce début de millénaire.

Ainsi “Done Got Old” était une pièce pour nous ferrer et nous faire croire à un album de blues acoustique. Le temps viendra pour cela (dès l'album suivant en fait) mais pour l'instant Buddy sort les crocs et nous montre un aspect de sa musique encore caché jusque là. L'influence d'HENDRIX a toujours été présente chez lui, mais elle ressort plus que jamais ici. Il suffit d'écouter le riff d'introduction de “Look What All You Got” pour s'en convaincre. LED ZEPPELIN aussi n'est pas bien loin, et le pavé “I Gotta Try You Girl” n'aurait pas dépareillé sur leur premier album. Sacré morceau que ce dernier, d'ailleurs, monument du disque qui aurait pu prétendre au titre de la meilleure chanson si “Baby Please Don't Leave Me” ne l'en avait détrôné.

J'ai toujours aimé le blues pour sa capacité à invoquer une atmosphère aussi bien que des images. "Sweet Tea" ne nous transporte pas dans les champs de cotons ou aux croisées des chemins nocturnes de Robert JOHNSON, mais au milieu des marécages du Mississippi. Les guitares fiévreuses nous font sentir la sueur moite qui colle aux vêtements. Nous pouvons presque sentir les moustiques nous tourner autour alors que nos pieds s'enfoncent dans la tourbe, pendant que nous avançons tant bien que mal vers la petite cabane en bois de la pochette où Buddy nous harangue, bien installé dans un rocking-chair sur le porche, une bouteille d'alcool fort à la main.

Ce vieux filou a bien surpris son monde : alors que personne ne s'y attendait, il a fait volte-face et a quitté le confort de son succès pour repartir chercher l'authenticité rurale qu'il avait laissée derrière lui. Ce faisant, il nous revient avec ce qui reste indéniablement l'un de ses meilleurs disques – ou en tout cas le genre de disque assez réussi pour lui faire pardonner l'immobilisme vers lequel il reviendra par la suite.

P.S.: que l'on me pardonne ce paragraphe descriptif de l'atmosphère du Mississippi, je ne connais de cette région que la version littéraire faite par William Faulkner. Si vous aussi vous sentez l'âme voyageuse à l'écoute de ce disque, n'hésitez pas à nous faire profiter de votre plume dans les commentaires !