Là où l'on voit que l'époque dorée d'un artiste est loin derrière, c'est quand celui-ci publie un album à côté duquel on peut facilement passer, hélas. Plusieurs années se sont écoulées entre les derniers albums de Carlos NUÑEZ, et s'il sait ce que cela signifie pour lui-même, cela ne l'empêche guère d'user de ses atouts physiques par le seul biais d'un regard ou d'un sourire, sur chaque pochette nouvelle comme celle d'Inter-Celtic en 2014, une compilation certes. De quoi déjà ravir son public féminin. Ensuite, musicalement cette fois, Celtic Sea réveille facilement l'intérêt pour le plus célèbre des musiciens galiciens par le choix d'un album-concept qui paraît en cette fin d'année 2023 pour une occasion particulière.

À peu de choses près, ce sont les 50 ans de la fondation (en 1972) des Britanny Ferries, la compagnie de navires de Roscoff qui relie toute la partie ouest-nord ouest de l'Europe, et dont NUÑEZ explique l'importance pour les échanges interculturels celtiques entre les différents pôles concernés (Bretagne, Galice, Ecosse, Irlande...). Ceci à l'ère moderne bien sûr, car sinon, le lien se fait depuis des millénaires pour tous ces peuples en grande partie de marins. Enregistré en Galice et en Bretagne, publié par Arfolk, ce disque voit, une fois de plus, Carlos NUÑEZ renouer avec ses musiciens les plus fidèles, Xurxo son frère, Pancho Alvarez notamment, avec un ensemble acoustique plutôt simple d'intervenants âgés de 20 à 80 ans. Prédominance assurée de gaïta/flûtes, guitares bien sûr, mais également harpes celtiques (Bleuenn Le Briec), accordéons, piano...

Après le superbe "Mare Brittanicum" (du même nom que celui donné au Moyen-Âge à cette mer Celtique), en douceur, suivi de la "Mare Brittanicum March" en progression héroïque, que Carlos NUÑEZ offre aux Brittany Ferries pour une utilisation comme nouvel hymne de la compagnie, le voyage peut commencer. L'artiste part de Alalá O Pindo, montagne de granit rose au nord-ouest de la Galice pour symboliser sa 'fin de terre' à lui ("O'Castro"), et remonte le cours de l'océan, offrant de courts allers et venues le long de la côte nord de l'Espagne, entre Pays Basque ("Bay of Biscay") et Asturies ("Xana"), sans oublier la Cantabria ("The Mountains of Santander"), avec toujours des ambiances adaptées, et des instruments tour à tour anciens (lyre atlantique, trikitixa ou accordéon basque).

L'évocation des îles Britanniques, comme vues de loin au départ et de manière contemplative, dans le premier mouvement de ce qu'il a imaginé comme une symphonie folk, s'articule autour de "Ap Huw", extrait de la plus ancienne partition de harpe bardique/celtique retrouvée au Pays de Galles, et que son idole Alan STIVELL avait déjà repris en 1972 sur Renaissance de la Harpe Celtique. Outre les passages alentour de l'Ecosse ou de l'Île de Man durant cette introduction ("Pibroch", "Sea Invocation"), la conclusion du second mouvement sonne en retour très gaélique ("Gaels", "Glendalough"). Et, sans oublier la Bretagne naturellement ("Saint-Pol-de-Léon", "The Silver Way" avec ses bombarde, hautbois et chalemie un rien TRI YANNesques), enfin, dans le troisième mouvement, NUÑEZ réunit les 'finis terrae' par quelques points forts et tout aussi chargés d'histoire attribués à la religion ("Compostelle", "Mont-Saint-Michel" en lisière de Normandie). Mais, tout cela n'était-il pas un rêve ? Le dernier morceau, "Dihun", en breton, signifie 'réveil'...

Dans tous les cas, c'est un bien joli album qui nous est proposé, à 100 % instrumental mais, il faut le dire, sans grande variation. Toute la symphonie voyage en trois mouvements conserve un tempo ternaire par un rythme plus ou moins soutenu, comme balloté par les vagues et qui jamais ne dévie. Tour à tour, gaïta/cornemuses, ocarinas/flûtes, guitares classiques, accordéons, harpe, lyre, violon/rabel, percussions/programmations légères et autres se complètent, se succèdent par des mélodies puisées dans les airs traditionnels choisis comme ceux qui s'accordaient le mieux. C'est beau, agréable, parfois enlevé ("Boy of Biscay") mais toujours d'une maturité qui n'est pas sans rappeler le Brendan's Voyage de Shawn DAVEY en termes d'ambition et de réussite, orchestre en moins. Tout comme l'album chef d'oeuvre de STIVELL susmentionné, il y a de quoi faire des analogies.

L'ensemble de l'oeuvre dure 48 minutes, une durée suffisante pour prolonger le plaisir, même si l'on pourrait trouver une certaine uniformité et, alliance culturelle oblige, avoir du mal à reconnaître les différents 'pays' mentionnés. Il suffit de se laisser porter, certes, et de relever les quelques moments les plus mémorables, "Mare Britannicum", le piano solo de "Ap Huw"/"Pibroch", dont on se délecte également en toute fin de disque sur "Dihun". Impossible toutefois d'égaler la splendeur fragile, à en faire naître les larmes, de "Finis Terrae", section ultime de la symphonie avec le ressac mieux marqué que jamais.