En examinant de plus près les visuels de ce disque, on se dit que le photographe Don Paulsen ⃰ a réussi à retranscrire deux éléments capitaux de la carrière d’Albert KING : sa guitare Gibson Flying V et sa pipe, objet qu’il portait perpétuellement à la bouche. Ceux qui ont bien connu le colosse pourront rétorquer qu’il manque cependant un troisième élément, un colt 45 dont le guitariste ne se séparait que rarement. Comme il le déclarait parfois, il vaut mieux prévenir que guérir.

Nous sommes donc en 1968 quand Albert King enregistre à Memphis dans les studios de la Stax son troisième album studio. Si "Born Under A Bad Sign" avait placé le guitariste sous les projecteurs du vedettariat, ce disque n’était constitué pratiquement que de singles ayant connus un formidable succès alors que le Blues traversait alors une période plus ou moins déclinante. En fait entre 1968 et 1974, seuls BB KING et Albert KING, et dans une moindre mesure Little Milton, parviennent à surnager et à garder leur notoriété auprès de leur communauté. Les modes et les tendances passent et s’érodent, comme semble l’annoncer le titre.

Enregistré lors de deux sessions, ce nouvel opus ne contient que deux compositions issues de la plume du guitariste, mais derrière lui se cache une formidable équipe de songwriters (Homer Banks). L’orchestration et les arrangements sont encore une fois le ressort des membres de BOOKER & The MG’S, le batteur Al Jackson Jr. s’occupant d’une main de maître de la production. Dès le premier titre, on ressent une symbiose incroyable entre les différents musiciens. C’est par une nouvelle chanson d’Albert KING que s’ouvre le disque. A l’écoute de "Wrapped Love In Love Again", on se dit que KING n’est pas seulement un grand guitariste au feeling prononcé mais aussi un excellent chanteur à la voix puissante mais suave et pleine de chaleur. Le titre sera repris aussitôt par les Anglais de Key Largo et, malgré le talent de Pat McAuliffe, la différence est évidente, comme si l’on comparait une vulgaire terrine de lapin à un foie gras issu d’une petite production du Gers. Là, dès les premières notes, on sent que tout est mis pour mettre les notes de guitare et le chant au diapason. La seconde compo, "You Threw Your Love On Me Too Strong", placée en avant-dernière piste, est en fait un ancien titre mis en boîte en 1961 par le label de Saint Louis Boppin Records. Si la version d’origine avec un certain Ike Turner au piano s’avérait excellente, celle-ci posée sur une implacable rythmique se situe un cran au dessus. A noter que cette pépite sera reprise par Mike BLOOMFIELD dans une version valant le détour.

La guitare égraine de superbes accords sur une basse pleine de rondeurs comme en atteste "Cockroach", une compo du tandem Bettye Crutcher/ Deanie Parker, titre dans lequel le chanteur compare le quotidien de certains de ses congénères à celui d’une vulgaire blatte, les deux spécimens dormant dehors à la belle étoile. Homer Banks, auteur en devenir, apporte deux titres : "If The Washing Don't Get You The Rinsing Will" chanson qui aborde la condition féminine. Le titre sera repris par le regretté Finis Tasby au sein des Mannish Boys. Plus léger et plus humoristique "Heart Fixing Businesse reprend tous les codes du guitariste, rythmique souple mais efficace, jeu de guitare acéré et flamboyant allant à l’essentiel. Une autre doublette d’auteurs vient apporter sa contribution : le bassiste Allen Jones et le trompettiste Mickey Gregory avec "Drowning On Dry Land" ⃰ ⃰, un excellent blues lent délivré ici en deux parties bien distinctes, l’une chantée et une seconde version instrumentale plus courte mais qui ne s’imposait pas. Ce titre connaîtra divers essais plus ou moins réussis : Roy BUCHANAN reprendra l’instrumental dans une version Blues Rock qui fait la part belle à la technicité et la rapidité au détriment du feeling; Jimmy Johnson et les FABULOUS THUNDERBIRDS de Kim Wilson en délivreront des versions plus captivantes selon nous, tandis qu’O.V. WRIGHT transformera ce slow blues en une pure pièce de Soul sudiste.

Mais comme bien souvent, Albert KING s’autorise à reprendre divers classiques qu’il interprète à sa sauce. C’est ainsi qu’il nous délivre une reprise instrumentale de "You Don’t Love Me"≠, titre accrédité à Willie Cobbs mais revendiqué par Billy Lee RILEY. Toujours est-il que si Riley tenait la basse lors de la première session dans les studios de Memphis, on ignore toujours avec certitude qui est le véritable auteur de ce standard. Phénomène d’autant plus absurde quand on écoute le "She’s Fine, She’s Mine" gravé par Bo DIDDLEY six ans auparavant, chanson qui a plus que fortement inspiré la mélodie du titre polémique. Albert KING nous délivre donc une version instrumentale dans la lignée de celle enregistrée par BOOKER & The MG’s en avril. Probablement joué à l’instigation d’Al Jackson, on se demande pourquoi KING n’a pas repris quelques paroles ? Le titre sera mitonné à toutes les sauces plus ou moins inimaginables, de Sonny & Cher à Dr. FEELGOOD en passant par Ike & Tina Turner ou RIHANNA. Nous nous permettons de conseiller la version de Clarence EDWARDS et de Butch Cage.
Il reprend "Lonely Man"°, titre de son compagnon d’écurie Little Milton enregistré lors de la période Boppin Records. Le chant se révèle plus puissant, la guitare plus rapide et les cuivres engendrent une plus grande ampleur que l’original. Autre grand classique avec "Killing Floor" popularisé par Howlin’ WOLF mais dans une version moins rustique que l’originale dans le style du Memphis Blues. Le disque s’achève avec "The Sky Is Crying", gros carton d’Elmore JAMES, l’un des rois de la slide. Si le titre a connu moult reprises, Albert KING privilégie ici le glissando à la slide, la guitare aérienne touchant à chaque note un phrasé superbement ciselé. Une version qui enterre celles de nombreux guitar-heros confondant généralement prouesse technique et rapidité à feeling et délicatesse.

Epaulé par l’un des meilleurs orchestres de tous les temps, Albert KING livre un opus sincère et chaleureux regroupant de nouvelles compositions créées par une étonnante équipe d’auteurs compositeurs qui allait bientôt faire parler d’elle, des inusités et quelques gros standards. Une bonne recette ! Seuls quatre titres auront l’honneur d’être publiés en singles. Si le groove est toujours palpable et les arrangements bien soignés avec une production bien caractéristique du label Stax, ce disque se situe néanmoins un cran au-dessous de Born Under The Bad Sign, album de référence, et I’ll Play The Blues For You. Albert KING donne parfois l’impression d’avoir réduit quelque peu sa voilure. Ce disque a été réédité au format CD par la Stax en 1993 avec 10 bonus.

⃰ Photographe, journaliste et interviewer pour la revue Hit Parader, on doit à Don Paulsen plusieurs pochettes de renom (CREAM, Charlie MINGUS, Carla THOMAS, The Lovin’ Spoonful jusqu’à "Riding With The King", recueil dans lequel figuraient B.B KING et Eric CLAPTON.
⃰ ⃰ Titre homonyme à celui de MANFRED MANN EARTH BAND.
≠ Titre homonyme à ceux de George « Harmonica » Smith et Matthew Sweet.
° Titre homonyme à celui de STATUS QUO.