Emmylou HARRIS vient d’accumuler les succès aussi facilement que d’autres enfilent les perles. A l’orée des eighties, la native de Birmingham décide de réajuster son répertoire vers une combinaison de Bluegrass et de Country Gospel, contre l’avis des dirigeants de Warner Bros. Il faut dire que les ventes d’albums Bluegrass sont loin d’exploser les compteurs, les hauts décisionnaires de Warner voient d’un mauvais œil cette nouvelle orientation, d’autant plus que le film Urban Cowboy avec John Travolta et Debra Winger a considérablement changé la donne en modernisant l’image du country boy d’antan. Après la vague Disco qui s’est enfin brisée, les costumes à paillettes et les talons hauts disparaissent eux aussi au profit de chemises western, de stetsons et de bottes. En moins de trois mois, les clubs de Country Dance et de Country Line ont poussé comme des champignons. La chanteuse tient bon toutefois et enregistre dans le studio mobile de Brian Ahern, son mari producteur.
Si Ricky Skaggs est convié à participer à la fête pour la seconde fois, on constate d’importants changements parmi les accompagnateurs attitrés de la chanteuse, avec le départ de Rodney Crowell. L’influence de Skaggs conjuguée aux arrivées de Tony Rice et de Bryan Bowers, ancien auto-harpiste du label Flying Fish, nous entraînent irrémédiablement vers un décor combinant Bluegrass, un dérivé de l’Old-Time et de la musique des Appalaches, avec du Country Gospel, deux registres dans lesquels HARRIS incorpore un petit quart de Trad., procédé bien commode qui contre toute attente contribuera au succès du disque, bien que celui-ci soit boudé par les radios Country.

La rumeur prétend qu’Emmylou aurait décidé de reprendre "Roses In The Snow" en découvrant la chanson sur Bluer Than Midnight, un disque de Delia Bell, fondatrice avec Bill Grant des Kiamichi Mountain Boys. Si la version originale enregistrée en 1972 s’ancre résolument sur l’Old-Time, celle d’Emmylou est à ranger entre Bluegrass et Country classique. La combinaison banjo, fiddle, mandoline associée à la guitare acoustique de Rice est un modèle du genre dans lequel la chanteuse n’a plus qu’à placer sa voix.

Plusieurs chansons issues du Trad. et du Folk font leur apparition. Les origines de "Wayfaring Stranger" restent incertaines, certains chercheurs estimant que cette complainte remonterait au XIXème siècle en provenance des Appalaches, d’autres prétendent que ce classique voit sa source parmi le peuple amérindien des Melungeons. Enregistrée sous plusieurs intitulés, cette complainte évoque le voyage d’un homme (ou d’une femme selon les versions) rejoignant son père qui passe ses dernières heures. La mélodie pleine de tristesse et les paroles évoquant le Jourdain, fleuve où Jean le Baptiste aurait baptisé Jésus, s’apparente à un Country Gospel. Ici, le dobro de Jerry Douglas permet par petites touches de gommer une partie de la tristesse. Le titre sera repris par une kyrielle de chanteurs et chanteuses, de Burl Ives à Pete Seeger en passant par Johnny CASH et Ed SHEERAN. Chez nous, Marie Laforêt reste l’auteure d’une interprétation hautement crédible.
"The Boxer", hit du duo SIMON & GARFUNKEL, s’avère ici plus surprenant. Si les guitares se révèlent complémentaires, jouant sur la sobriété, le chant témoigne d’un ton bienveillant qui risque d’en surprendre plus d’un. Il aurait cependant été de bon ton que la chanteuse change la première strophe I am just a poor boy, on a en effet du mal à l’imaginer dans un rôle de garçon de la campagne.

A l’écoute de "Green Pastures", une compo de Ralph Stanley, nul doute que Country Gospel et Bluesgrass s’accoquinent parfaitement et font bon ménage. C’est encore un message d’espoir que nous chante Emmylou : Following home with Jesus our savior - We shall all reach that country so fair. La recherche du Paradis, quête réelle ou espoir utopique? Telle est la question que semblent se poser de nombreux countrymen. La connexion avec la foi est encore bien présente avec "Darkest Hour Is Just Before Dawn", seconde compo de Ralph Stanley déployée sous forme de Country Gospel chanté en duo. Autre exemple de connivence entre Bluegrass et religion avec "Jordan", une compo de Fred Rich popularisée début sixties par les Stanley Brothers. Probablement pour coller à l’original, Ricky Skaggs et Emmylou évoluent au chant ensemble, rappelant le bon vieux procédé des harmonies vocales d’antan. La mandoline d’Albert Lee semble guidée par un esprit céleste, Jésus, le Sauveur et le Seigneur étant cité à quatre reprises, tous trois étant de fidèles compagnons en route pour notre jugement dernier.

Si les Louvin Brothers ont longtemps officié dans le domaine de la Country sacrée avant de bifurquer vers la Country et le Bluegrass, leurs textes ont souvent fait le bonheur des grenouilles de bénitier et des Bedos. Là, secondé de Ricky Scaggs, Emmylou reprend "You’re Learning", prenant soin de mettre en avant les harmonies vocales, formule ayant permis à Charlie et Ira Louvin de connaître le succès. Ici, pas de louanges au Seigneur mais une ritournelle sur les problèmes de l’infidélité. A contrario, "Gold Watch and Chain", chanson de la Carter Family, s’avère être une véritable déclaration d’amour. Si l’autoharp de Bowers se fait finement entendre, on remarque la présence de Linda RONSTADT dans un rôle de choriste.

Au chapitre du Bluegrass, elle reprend "I’ll Go Stepping To"», popularisé pendant les fifties par les Foggy Mountain Boys de Lester Flatt et Earl Scruggs. Les guitares de Tony Rice et d'Albert Lee, parfaitement complémentaires, boostent le tempo tandis que la mandoline et le fiddle de Skaggs lui donnent un air de quadrille. Au niveau du texte, Emmylou s’autorise enfin un peu d’humour, choix judicieux d’autant que la chanson traite de l’émancipation d’une country girl.
Au rayon de la ballade sentimentale, elle reprend "Miss The Mississippi", une compo de Bill Halley * popularisée par la légende Jimmie RODGERS juste avant sa mort. Ce titre marque une légère rupture avec l’ensemble avec l’apport de Buck White au piano. Une mélodie mélancolique reposant sur un texte évoquant solitude et abandon de ses racines. La version de Doc Watson nous paraît plus captivante et mieux agencée.

Si aucun des deux singles publiés pour promouvoir l’album ne connut dans les charts le succès de ses prédécesseurs, l’album ne tarde pas à décrocher un accessit dans la longue liste des disques d’or. Si deux ou trois titres s’annoncent un brin mou du genou et un ancrage évangélique auquel les Européens ne souscrivent guère, Emmylou HARRIS parvient facilement à engendrer de l’intérêt en combinant des domaines qui lui échappaient plus ou moins jusqu’alors. La pochette avec d’un côté une pose presque badine et de l’autre un cachet rural instaure un climat mêlant intimité et séduction.
Le disque a fait l’objet de plusieurs rééditions en format CD avec deux bonus sans grand intérêt ,d’autant qu’ils sont décalés par rapport au contenu.


*Pianiste à ne pas confondre avec son presque homonyme leader des Comets