Qui n'aime pas Staline dans l'Europe de l'Est des années 40-50 ? Beaucoup de monde, mais rare est la dissidence. Et dans les très rares cas où elle se manifeste, elle verra certains messieurs sanglés dans leurs uniformes doucement caresser sa porte pour l'envoyer en colonie de vacances sibérienne. Il faut dire que tonton Joseph n'aime pas trop qu'on ne marche pas avec et pour lui, en témoignerait Trotski.

Mais Staline est un homme, et par définition, un homme ça meurt. Le jour fatidique pour certains arrive en 1953, ce qui laisse apparaître des lueurs d'espoir dans les yeux de certains épris de liberté. Parmi ces gens, on note György LIGETI, alors jeune compositeur occupé à plancher sur ce qui deviendra une pièce majeure de son œuvre, Musica Ricercata. Composée entre 1951 et 1953, elle est devenue notamment célèbre pour son deuxième mouvement, que les plus jeunes et les cinéphiles auront déjà entendu dans Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick, le VRP numéro un de LIGETI. Mais à l'époque il faisait déjà du bruit, voire du désordre. En effet, LIGETI lui-même qualifiait le deuxième mouvement de Musica Ricercata comme « un coup de poignard dans le cœur de Staline ». On ne peut y voir autre chose en effet, avec ces notes certes rares – deux pour être précis – mais qui tapent, frappent, lacèrent de leur froideur et de leur émotion.

Musica Ricercata n'est pas l'album d'un mouvement, toutefois. C'est même une pièce qui tient par ses 11 parties, pas moins, et ce qu'on le veuille ou non. En effet, LIGETI y exploite encore le dodécaphonisme, avant de s'en éloigner comme l'avait fait son mentor Bartók. Ainsi le premier mouvement joue sur deux notes (et des accords), le deuxième sur trois notes, etc. Un procédé pas forcément simple et clair, mais qui concrètement construisent des structures hypnotiques, qui ondulent et font mouche. Même l'Allegro molto capriccioso, qui dure à peine une minute, donne envie d'y revenir. Notons également l'hommage rendu à Bartók avec le neuvième mouvement, qui prouve par a plus b la filiation entre les deux artistes.
Le moment le plus intense après le fameux Mesto, rigido e ceremoniale (le deuxième, donc) se trouve être le Cantabile, molto legato, où LIGETI fait tout simplement du Philip Glass avant l'heure, rien que ça ! Au passage, j'imagine la peine des interprètes qui s'y sont frottés. Le suivant, Vivace Energico, présente carrément un motif rock, vous rendez-vous compte ! Du rock, en 1953, et en dodécaphonisme ! Enfin, l'effet de surprise peut pousser à proférer pareille ânerie, mais il faut au moins reconnaître la modernité du morceau. Pour faire simple, donc, Musica Ricercata n'a que peu de moments faibles ou typiquement lassants : non seulement il se vit du début à la fin, mais en plus ne laisse aucun arrière-goût désagréable.

Musica Ricercata, première œuvre majeure de LIGETI ? Aux yeux du grand public, ce n'est clairement pas impossible, même s'il faudra attendre 1969 pour sa création. Le compositeur encore hongrois transmet une émotion, un message tellement fort qu'on ne peut passer à côté, surtout avec une musique dépouillée, minimale et cependant riche.

Fiche technique de « Musica Ricercata » :
Dates de composition : 1951-1953
Date de création : 18 novembre 1969 à Sundsvall (Suède)
Date d'enregistrement : décembre 1995 par Pierre-Laurent Aimard
Références du disque : György Ligeti/Pierre-Laurent Aimard ‎– Works For Piano: Études & Musica Ricercata, Sony Classical, 1996