Facing You possède dans la discographie de JARRETT un statut un peu particulier. En tant que première œuvre de piano solo de l’artiste, l’on est parfois tenté d’y chercher de quelconques prophéties qui annoncent les productions flamboyantes à venir. Il est certain que JARRETT y pose, du moins y esquisse, les bases d’un style qui s’affinera, bourgeonnera et se métamorphosera par la suite. Mais l’on n’y est pas encore.
Le label Edition of Contemporary Music (ECM), qui n’a que deux ans d’existence alors, est bien avisé de convaincre le pianiste de rejoindre ses rangs, voué qu’il est à en devenir l’une des figures de proue (avec le saxophoniste Jan Garbarek). Peut-être est-ce cela la 'prophétie'.

L’album est enregistré dans le studio que possède le label à Oslo à la fin de l’année 71. Les huit morceaux improvisés s’inscrivent dans une problématique encore très jazz et à laquelle la sensibilité 'musique classique' du pianiste reste ici subordonnée.
A ce titre, l’incipit "In Front", particulièrement remarquable, constitue à mon sens l’un des temps forts de l’album (avec "Lalene" et "My Lady ; My Child"). Empreint d’un allant et d’une énergie boogie, le titre ouvre l’album sur un discours qui balance bien, mais auquel JARRETT apporte des développements sophistiqués : notamment les premières minutes jouées en polyphonie, mais de manière si libre vis-à-vis des règles du contrepoint qu’on a l’impression que les lignes mélodiques, presque désarticulées, s’élancent avant de trébucher puis de repartir, comme s’il s’agissait d’une personne ivre. Ce n’est qu’au bout d’un temps que la main gauche se décide à imprimer sûrement le rythme accrocheur et la main droite de développer un propos ciselé à coup de phrasés scintillants. Cependant, s’il s’agit du morceau le plus long (dix minutes), il n’est pas vraiment représentatif de l’ensemble car, à l’exception de la brève conclusion "Semblence", l’album va se poursuivre sous des inflexions plus (trop ?) calmes.

Il faut le dire, le corps de Facing You est composé de ballades qui oscillent entre le meilleur, raffinement classique et sensibilité à la Bill EVANS, et le presque pire, indolence de piano-bar de luxe. Parmi les belles pièces, "Lalene" est fraîche avec, notamment, la main gauche qui commence par instiller un parfum profond et humide à la SATIE. Le développement se fait plus lyrique, les notes s’enfilant comme autant de perles, parfois un peu clinquantes, mais sans jamais tomber dans le mauvais goût.
Les climats sont paisibles, on relève les jolis accords de "Ritooria", JARRETT joue de mélancolie sur "My Lady ; My Child", "Starbright" possède un charme suave de ritournelle, un peu swinguante.

Facing You nous montre un jeune pianiste un peu fleur bleue, néanmoins doté d’une grande intelligence d’improvisation. Cela dit, et les quelques autres albums de piano solo enregistrés en studio ne nous feront pas mentir, on a le sentiment que JARRETT ne peut jamais donner le meilleur de lui-même autrement que lorsqu’il a un public (qu’il peut houspiller et qui peut l’acclamer). Ici, dans la solitude, les démons du sentimentalisme et du sommeil veillent, et il faut bien des efforts pour que notre moustachu ne s’avachisse pas sur son instrument, vaincu.
Sympa, mais pas indispensable.