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Keith JARRETT - Vienna Concert (1991)
Par MR. AMEFORGÉE le 11 Décembre 2008          Consultée 7471 fois

13 Juillet 1991, Opéra d’Etat de Vienne.
Deux notes puis trois, délicatement. Une phrase de cinq petites notes pour poser le décor, seulement, simplement. D’elles découle l’ensemble du discours, sobre et pensé, sensible et profond, équilibré et cohérent. Et bien sûr, puisqu’il s’agit d’improvisation, métamorphique. C’est un récit d’un peu plus d’une heure, fractionné en deux parties, respectivement de quarante et de vingt-cinq minutes. Sans doute l’une des meilleures expressions de l’art de Keith Jarrett, et à coup sûr la meilleure du style solo des années 85-95.

Le pianiste pose une idée, puis la développe sans se précipiter, puis lorsqu’il est temps d’en changer, se ménage une transition logique ; et que les différents passages soient proches ou contrastés, tout semble parfaitement normal, car l’épisode ultérieur se trouve inscrit en filigrane dans le précédent, qui le justifie. Chaque idée naît d’éléments contenus dans les précédentes, articulés avec soin, si bien qu’à la fin, le déroulement de l’intrigue semble absolument évident, même si rien n’était prémédité. Preuve de perfection : le Concert à Vienne ne pourrait pas être autre chose que ce qu’il est. C’est ce critère qui établit la supériorité du concert sur la plupart des autres, plus hétérogènes. Tout est contenu dans ces fameuses cinq petites notes doucement égrenées du début. Un big bang de velours.

Ainsi, le premier quart d’heure, crescendo maîtrisé en un rythme lent de procession, n’est pas dépourvu d’émotion, dominée par le sentiment de nostalgie. C’est une esthétique du flux : répétition et variations, chaque phrase ressemble à la précédente sans être parfaitement identique, parfois tutoyant le silence, parfois enjolivée d’arpèges plus complexes, plus virtuoses, jetés soudain. Par cette retenue qui s’accorde quelques brefs éclats, le lyrisme n’en est que plus puissant, plus touchant. Ni vraiment jazz, ni vraiment classique, on dirait une sorte d’hymne funèbre, expression d’une certaine forme d’idéalisme américain, cérébral et naïf à la fois.
Les cinq minutes suivantes sont peut-être les plus rébarbatives du concert (les seules), à la fois dispersion de la procession et prémices de la scène à venir. Les notes se promènent, pour la plupart en couple, sans intention particulière, comme en attente. Ce n’est qu’au bout de cinq minutes, les mêmes notes pourtant toujours répétées, qu’un changement s’opère. La température chute de quelques degrés et l’atmosphère devient plus sombre. On oublie l’émotion, place au drame. Les cinq minutes à venir sont peut-être les plus remarquables du concert, leçon d’impressionnisme que l’on pourrait titrer « A l’approche de la tempête ». Des notes d’une profonde gravité tapisse la ligne d’horizon de nuages noirs, non sans intensité, mais sans se déchaîner non plus, car la menace est encore à distance. Puis il y a une baisse d’intensité, mais la tension reste palpable : le calme avant l’orage, plus aucun arbre ne bouge, les animaux se sont terrés dans leurs abris, l’herbe n’oscille plus hormis quelques brindilles, c’est un état d’apesanteur, d’attente tragique. Incidemment, quelques phrases songeuses interrogent le paysage sans trouver d’écho. Alentours, c’est le silence. Puis une fine pluie de notes va commencer à tomber, en gouttelettes, progressivement mais rapidement.
Et c’est parti pour l’ouragan, déstructuré, violent, marqué de grandes enjambées de notes graves, grondantes, et de zébrures aiguës, grouillantes et magnétiques. Ce travail étrange sur les textures de l’instrument constitue, on s’en doute, l’un des points les plus forts du concert. L’explosion du big bang était en fait différée. Ce ne sera qu’au bout de six ou sept minutes de tumulte que Jarrett glissera quelques accords majeurs dans ce bouillon atonal, qui finiront par prendre consistance en une ligne mélodique discernable, laquelle rétablira définitivement la paix au pays de Schubert. Le mouvement peut ainsi s’achever sur une note classique et lumineuse (mais sans effusion mal placée), parfaite réponse à la triste procession du début. Ce sont là quarante minutes que l’on n’a pas vu passer, composée de plusieurs stades et pourtant d’un seul tenant. Un petit miracle d’improvisation.

Après une telle expérience, il serait aisé de minimiser la portée de la seconde partie. Cependant, ce serait un tort, car le résultat est particulièrement réussi et son seul défaut, pour ainsi dire, est de venir en second. On retrouve d’ailleurs dans le thème initial quelques réminiscences du fameux « A l’approche de la tempête » (et de passages anxiogènes de concerts antérieurs, que ce soit Dark Intervals ou bien Paris Concert). Jarrett s’attache à établir une ambiance trouble, à la fois subtile et angoissante. La façon de jouer certains arpèges, les boucles ruisselantes et ses syncopes insidieuses, qui créent ainsi une vaste étoffe de son, renvoie à un certain imaginaire d’Orient, avec ses mystères captivants et capiteux, sensuel et dangereux. C’est le monde exotique et barbare de Salammbô. Il n’y a guère qu’une brève césure au bout d’un quart d’heure avant que les notes ruisselantes reprennent, plus sombres que jamais. La mélodie qui s’en échappe, qui n’est pas sans rappeler les sinistres traits du Dies Irae grégorien, nous amène en Europe, au Moyen-âge. Sur la fin, le flot se tarit et l’incantation mystérieuse se dissout peu à peu dans le silence, nous laissant hagard et un peu incrédule : nul big crunch, nul big rip, juste le silence froid et éternel qui retombe. Et les applaudissement de la foule, quand même.
Eventuellement à écouter indépendamment de la première partie, cette seconde salve est elle aussi une petite merveille.

S’il ne s’agit pas du concert le plus joyeux ni le plus évident du pianiste, il n’en demeure pas moins l’une de ses meilleures productions. Jarrett lui-même le cite comme l’une de ses œuvres préférées (à côté de Spirits et de Spheres, plus confidentiels et austères). Si les fans de swing sont ici laissés sur la touche, Vienna Concert, outre les mélomanes cosmopolites modernes, est susceptible de plaire aux amateurs de musique atmosphérique, que ce soit les fans de post-rock ou d’IDM. Voire même aux fans de Radiohead… Musique savante populaire, on tient là la quintessence d’un art dont le propre est de se réinventer sans cesse. Pourvu d’une cohérence globale, contrairement à Dark Intervals, plus complet que le Paris Concert et moins maniéré que le concert à la Scala, le Concert à Vienne est la référence en solo de Keith Jarrett en cette aube des années 1990. Indispensable.

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- Keith Jarrett (piano)


1. Vienna, Part I
2. Vienna, Part Ii



             



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