Dans les murs froids de la maison vide résonne encore le rire sardonique et tonitruant de mon père qui, ayant connu l'abondance des trente glorieuses, le chauffage à tous les étages et le pétrole en quantité pour propulser sa voiture, ne croyait pas à la chute de la civilisation, à l'épuisement des ressources, à la guerre totale. Mon père n'est plus, mais la bicoque qu'il a bâti de ses mains de charpentier tient toujours. Elle prend l'eau, ici et là, et les longues nuits d'hiver sont ponctuées des "plic" et "ploc" de la pluie poisseuse qui tombe sans discontinuer d'un ciel éternellement gris. Dans le salon devenu cuisine, salle de bains et chambre à coucher, puisque toutes les activités quotidiennes se déroulent autour d'un maigre foyer, qui tente de maintenir un semblant de chaleur, et donc de confort, reste cette mini-chaîne CD, qui crachote encore quelques misérables notes lorsque la lumière du jour procure suffisamment d'énergie au vétuste panneau solaire qui l'alimente. Alors que j'écoute en boucle les quelques CDs qui ont survécu aux pillages et aux intempéries, je ressens l'impression vivace que, dans la solitude d'une vie qui s'éteint, la musique est la dernière chose qui me lie au monde d'avant, à ce qu'il fut, à ce qu'il aurait pu rester si les fous n'en avaient décidé autrement.

Il y a ce CD, dont la couverture cartonnée et écornée trône souvent à proximité de mon antédiluvienne machine. Une peinture représente une coque de noix flottant sur une eau tranquille, dans laquelle se reflète quelques sapins, que j'imagine situés dans un état du nord de ce qui fut les Etats-Unis d'Amérique. Un nom, Chuck RAGAN, et un titre, Love and Lore. L'amour et ses traditions. La couverture est passée, et je n'arrive plus à déchiffrer l'année de sa sortie, une époque où l'insouciance des hommes leur laissait encore le loisir d'écouter de la musique machinalement, sans mesurer réellement son impact profond. Je ne saurais dire précisément pourquoi cet album revient souvent lors de mes trop rares séances d'écoutes. Peut-être parce que dans la voix rugueuse de son glorieux interprète résonne mille sentiments, se déploient mille intentions, qui me font me sentir vivant.

Chuck RAGAN faisait partie de cette races d'auteurs-compositeurs situés à mi-chemin entre les musiques folk, punk, country et rock'n'roll, qui partageaient deux traits communs : l'authenticité, et l'honnêteté. Certains noms résonnent peut-être encore dans la tête de ce qu'il reste de l'humanité. Il existait une époque où s'élançaient sur une scène enfumée, pleins de vie et d'envie, ces troubadours à l'haleine chargée de whisky pleins de vie et d'envie, ces raconteurs d'histoires qui vous tiraient par le col pour vous emmener dans leur monde, où les fardeaux de l'existence étaient évoqués sans fard, sans prétention et sans aucune couche de vernis.

Les morceaux de ce sixième album de Chuck RAGAN s'inscrivaient parfaitement dans cette tradition orale burinée par la vie et ses vicissitudes, adoucies par la tendresse de la musique. "Echo The Halls", folk alambiqué, offrait des guitares riches en mélodies, un piano carillonnant, et un thème qui résonnait en profondeur chez chacun : ce tiraillement entre le désir d'une vie accomplie confrontée à un inatteignable besoin de stabilité et de sécurité dans un monde incertain. Toujours ancré dans une tradition folk, l'album se faisait plus électrique que les réalisations passées de l'artiste, influencé par ses travaux avec son groupe HOT WATER MUSIC. "Wild in our Ways", un des meilleurs morceaux de l'album, se voyait ainsi construit autour d'un riff simple et clair, les guitares se faisant plus épaisses à mesure de la progression de ce brulôt rock engagé. Evoquant le sentiment défunt de liberté, ce morceau renvoie également l'idée d'un besoin de s'accrocher aux moments qui comptes, rares et précieux, et d'accepter le prix à payer pour les savourer ne serait-ce qu'un instant.

Evolution dans la continuité, "Aching Hour", explosif et urgent comme un jeune Bruce SPRINGSTEEN, période Darkness On The Edge Of Town, participait à renforcer le côté mordant d'un album par ailleurs riche de sa simplicité. Ainsi, l'épuré et contemplatif "Winter" rappelait avec bonheur le côté roots et organique de l'album The Flame in the Flood. L'artiste n'hésitait pas ici, avec ce simple accompagnement à la guitare, à exposer sa vulnérabilité, ce qu'il reproduit sur la tendre "Waiting Out The Storm", dont l'émotion puissante qui s'en dégageait établissait une connexion pure et profonde avec l'auditeur. Autre ballade flamboyante, "Reel My Heart" devait beaucoup à la puissance intime dégagée par la voix buriné de Chuck RAGAN, soutenue par une guitare acoustique enivrante de simplicité.

Sisyphe frappé du châtiment des dieux. Voici ce que je suis devenu. Chaque jour, lutter pour une survie dans un monde devenu invivable. L'écoute de Chuck RAGAN me rappelle une époque ou chanter ses failles et ses inquiétudes était le moteur d'un processus créatif pouvant accoucher de grandes choses, à l'image de cet album que je chéris aujourd'hui comme le totem d'un âge où l'homme, pétri d'incertitudes, pouvait les transcender et prendre de la hauteur pour en faire le terreau d'une musique profonde et authentique. Le symbole d'une rédemption illusoire.