En 1961, Charles AZNAVOUR n’est plus un inconnu depuis bien longtemps. Il a écrit pour nombre d’artistes, chanté ses propres textes, arpenté bien des scènes mais il continue d’affiner son art et de dessiner son propre univers musical. Cet album est porté par la chanson titre qui agit comme une révélation. Dans la trentaine bien passée, AZNAVOUR trouve l’instant où tout s’aligne : la voix, le verbe et l’interprétation, et, surtout, le public le comprend enfin pleinement.

Il arrive, dans la vie de chacun, des moments de bascules, plus ou moins définis, l’un de ces moments, pour AZNAVOUR a une date et un lieu : c’est un soir de décembre 1960 à l’Alhambra lorsqu’il présente pour la première fois "Je M’voyais Déjà". Alors qu’il croise le chemin d’un artiste à bout de souffle mais qui persévère, il a le génie de transformer cela en une chanson ayant pour motif l’universalité. Dans un style cabaret, la musique s’épanouit dans un univers proche d’un big band festif entre swing et désillusion. L’orchestre de Paul Mauriat est festif, les rythmes syncopés, le jazz flirte avec un caractère théâtral, presque du spectacle comme une mise en scène. Le tout culmine à l’aide d’une interprétation chantée, respirée et racontée. C’est du AZNAVOUR tout simplement, son timbre a ce petit tremolo expressif propre à sa voix voilée.

Cet album est un concentré de mélodies élégantes avec une ambiance jazzy omniprésente qui se déploie avec délicatesse. "Quand Tu M’embrasses" baigne dans une ambiance feutrée et rythmée, la contrebasse marche doucement, la mélodie serpente au gré des états âmes du narrateur. AZNAVOUR y explore les creux de sa tessiture avec subtilité. Le morceau "Prends Le Chorus" c’est guitare, contrebasse et trompette qui offrent un swing détendu, une ambiance music-hall et le sourire au coin des lèvres. Charles est complice, il manie l’art du phrasé et joue avec les mots alliant aisance, souplesse et finesse.

Si l’ambiance jazzy donne une certaine élégance rythmique, les influences music-hall offrent du spectacle et construisent l’ossature dramatique. Chaque chanson en quelques accords, forme un récit complet. Sur un ton désinvolte, "Monsieur Est Mort" oscille entre tragédie et comédie accompagné d’une orchestration vive et rythmée. "L’amour Et La Guerre" s’étend tragiquement et théâtralement. Les trompettes s’y font tristes, l’orchestre sobre est languissant, un peu larmoyant et la voix vibre de mélancolie. Cet album se permet des univers rythmiques variés au service du texte et des émotions. C’est ainsi, sur un tango mêlé de chanson française que l’on retrouve "Comme Des Etrangers". La mélodie prend un ton dramatique entre lyrisme et rythmes chaloupés. AZNAVOUR chante dans un climat tendu, avec une voix chargée. Nous voilà porté et tiraillé entre danse et écoute du récit. "Tu Vis Ta Vie Mon Cœur" retrouve une rythmique dynamique, presque nerveuse. La ligne mélodique est fluide, AZNAVOUR fait parler les nuances portées par une voix nostalgique que l’arrangement musical suit joliment, tantôt jazzy tantôt classique. "L’enfant Prodigue" clôt ce petit album. Il prend des rythmes toujours jazzy mais plus brutes, un peu lourds, moins séduisants que les autres. La voix paraît forcer.

AZNAVOUR maîtrise son art comme son univers. Tout en étant fidèle à son génie mélancolique et toujours à l’aide de paroles simples qui font écho à tous, il s’amuse dans l’interprétation, retardant une syllabe, en devançant une autre, ne chantant pas la mesure mais jouant avec les temps. Sa mélancolie, son swing discret et sa force narrative trouvent un terrain d’entente harmonieux. Cet album instaure une belle cohérence artistique. Il se présente comme une petite comédie musicale, et, en l’écoutant, l’on passe un bon moment à coup sûr. Suite au succès de Je M’voyais Déjà, le rideau ne se refermera plus pour AZNAVOUR.