C'est un véritable maelstrom de tournées que tient Jacques BREL pendant ces années, avec souvent plus d'un récital par jour, un rythme démentiel qui lui fait vivre une vie de bohème finalement peu raccord avec une tranquille vie familiale... comme nous allons le voir ! Mais, le temps est venu pour lui de sortir son quatrième opus, celui de la consécration. Difficile de trouver les mots justes pour rendre hommage à un tel chef d’œuvre. L’écoute, sans doute, suffit à elle-même mais il y a toutefois une certaine magie à essayer de poser des mots, même partiellement, alors je vais tenter. A la toute fin des années 50, sort La Valse à mille temps où chaque morceau est une scène, un monde à lui seul. Cet album, où chaque note et chaque parole fusionnent à merveille, incarne la grandeur poétique et théâtrale de BREL.

C’est sur un piano léger et dansant que s’ouvre "La Valse à mille temps", elle s’élance doucement, fragile un premier temps, puis un deuxième, un charmant troisième temps et le tempo va crescendo, chaque note, chaque parole pulse comme un battement de cœur, un pas dans la vie. La valse comme métaphore du tourbillon de la vie s’accélère progressivement jusqu’aux mille temps fiévreux, frénétiques, une tempête d’émotion et chaque vers est un cri, un rire, l’écho du cœur et des âmes qui se rencontrent, se mêlent et s’entremêlent, vibrantes et éclatantes. Le tourbillon de la vie qui ne cesse d’accroître en une frénésie incontrôlable. Monument de la chanson française, BREL, poète, au sommet de la théâtralité, nous entraîne dans la danse de la vie douce et dévorante en changeant de ton, d’intensité, de rythme et chaque moment devient théâtre.

Sur le même schéma d’une musique rythmée, "La dame patronnesse" et "Les Flamandes" sont empreintes d’ironie. "La dame patronnesse" est une critique sur l’hypocrisie des figures bourgeoises. Sur une musique où les cordes bien présentes sont un peu désuètes, légères et dansantes, la chanson est théâtrale et l’exagération accentue le ridicule des gens décrits contrastant avec le message. "Les Flamandes" est chantée sur un rythme folklorique évoquant les danses traditionnelles des racines de BREL. Cette chanson presque burlesque est une peinture caricaturée et moqueuse des mœurs flamandes qui lui a valu plusieurs critiques. Dans ces chansons, au-delà du chant, BREL donne vie à des scènes et des personnages sur des mélodies enjouées, dynamiques et captivantes sans que l’on oublie la signification des paroles.

"Seul" et "La mort" sont rythmées avec une musicalité pesante nous plongeant davantage dans l’introspection des pensées humaines. Avec son intensité émotionnelle BREL transforme ces deux œuvres en véritable expérience de l’existence.

Dans un contraste plus doux, "Je t’aime" est une déclaration d’amour pure apposée à une mélodie répétitive et berçante. Les paroles coulent, naturelles et vont crescendo, chantant des je t’aime fiers et intenses. "La tendresse" suit cette lancée de sincérité nous offrant un BREL doux et vulnérable. Sur une musicalité éthérée "Isabelle" est une chanson tendre presque enfantine. Son nom résonne comme ancre émotionnelle incarnant la jeunesse, la pureté, l’innocence de l’amour pleine d’admiration et poétique. "Isabelle", comme muse céleste, beauté éternelle, réchauffe et fait s’envoler le cœur.

Autre monument de la chanson française et œuvre intemporelle faisant le tour du monde et le tour des générations, "Ne me quitte pas" outrepasse les frontières de la chanson pour devenir un poème dramatique et tragique interprété avec une intense retenue dévastatrice et désespérée. Elle est écrite après que la maitresse de BREL mette un terme à leur relation. D’ailleurs, l’œuvre démontre la lâcheté de l’homme et atteint un point culminant tragique, appuyé par une instrumentalisation presque cinématographique, lorsqu’il s’humilie et s’impose en esclave en proclamant "Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, l'ombre de ta main, l’ombre de ton chien". Inspiré du second mouvement de la "Rhapsodie hongroise n6" de LISZT, le piano, intense, parfois fragile et retenu, orné de moments sublimes, avec ses trilles notamment, brille et accompagne l’œuvre et bouleverse encore davantage. Cri du cœur, supplique désespérée d’un homme dévasté, dans sa chute, par le chagrin, "Ne me quitte pas" entre tragédie et beauté est un poème élégiaque qui touche et transcende le cœur.

"La Colombe", symbole de paix, est une œuvre que BREL chante en réaction à la guerre d’Algérie. Cette poésie écrite en vers est poignante et questionne sur pourquoi les guerres.

De la valse effrénée à des musiques plus douces, La Valse à mille temps, caractérisée par une diversité musicale fait danser les âmes. Équilibre subtil entre passion, humour, provocation, douceur et mille autres émotions, BREL nous montre la grandeur et la sublimité de son art au travers de cet opus qui le place au sommet, le fige et l’ancre comme grand poète intemporel explorant et mettant en scène les profondeurs de l’âme humaine. La valse à mille temps, ballet, danse du cœur, fresque de la vie humaine où chaque note est personnifiée et nous entraine dans la valse de la vie. Impossible de mettre une note autre que 5.