En comparant les albums de Rush au cours des années 90 sans trop se soucier d'éléments historiques, on remarque une augmentation progressive de la puissance sonore. Counterparts a créé la surprise en étant beaucoup plus agressif que ses prédécesseurs Presto et Roll the bones. Ensuite, Test For Echo a surenchéri un rien et, enfin, cette tendance trouve son aboutissement avec le redoutable Vapor Trails. Il ne faut d'ailleurs pas dix secondes pour s'en rendre compte, ce disque est particulièrement bruyant, le plus métallique et le moins électronique de Rush.

Il est d'ailleurs un peu étonnant de trouver une progression aussi régulière alors que l'histoire du groupe a commencé à être un peu chahutée. Après avoir connu une première pause entre Counterparts et Test for echo, Rush s'est cette fois mis en sommeil nettement plus longtemps, et pour une raison bien plus triste. En 97/98, Neil Peart a perdu coup sur coup sa fille et son épouse et on peut aisément comprendre que l'existence du groupe a été sérieusement remise en question. Tout deuil peut être surmonté et le génial batteur-parolier a eu recours a une bien étrange thérapie : parcourir seul l'Amérique en moto au cours d'un voyage de 88000km, qui est d'ailleurs illustré par la chanson «Ghost Rider». De quoi relativiser son existence... Peart est sorti de cette épreuve mais on remarquera que ses paroles sont devenues bien plus sombres, bien plus pessimistes, ce qui donne à Vapor Trails et surtout Snakes & Arrows une ambiance sinistre. Vapor Trails n'a pas de thème très précis, mais on y sent beaucoup de contemplation, de relativisation, quelques éléments spatiaux aussi. Les traînées de vapeur elles-mêmes sont une métaphore du caractère éphémère de nos vies, et peut-être de la beauté elle-même.

Une pause de plus de trois ans donc, le travail de Rush n'a repris que début 2001. Arrivés à ce point de leur carrière, les trois musiciens approchant de la cinquantaine et sans doute relativement riches ont décidé de ne plus se presser pour sortir leurs disques. La mutation technologique du marché de la musique y est sans doute pour quelque chose également. En tout cas, ils ont mis un an pour écrire et enregistrer Vapor Trails puis n'ont sorti que deux albums et un EP de reprises en dix ans. Ce n'est pas forcément dépourvu de risques mais c'est leur choix.

Par opposition avec cette lenteur de réalisation, l'album est donc excessivement agressif pour du Rush. Rien de très intimidant pour un métalleux mais bon, ceci est quand même ravageur. Non seulement plusieurs chansons sont très nerveuses, mais la production est un exemple de ce qu'on a appelé la guerre du volume. C'est le même problème qu'on trouve dans les publicités : même à faible volume sonore la compression crée une sensation de bruit qui peut être fort désagréable, mais aussi créer un effet de mur sonore utile pour certains types de rock. En fait, la production de cet album – le groupe a cette fois été assisté par Paul Northfield – est souvent contestée. Il a d'ailleurs été question qu'il soit complètement remixé mais le projet est en suspend. Je dois bien avouer que je ne comprends pas trop ces critiques car ce son envahissant est précisément ce qui rend Vapor Trails unique et impressionnant. Seule la trop grande présence de rerecording de la voix de Geddy Lee est problématique. Si ces chœurs artificiels en quarte sont déjà présents depuis Counterparts, c'est ici qu'ils sonnent le plus creux.

Sans cette puissance sonore, Vapor Trails serait un peu limite. L'écriture musicale n'est pas si bonne que ça, à peine plus inspirée que sur Test for Echo et le suivant, Snakes & Arrows, nettement inférieure à celle de Counterparts. On peut parler de remplissage pour certains titres comme «The Stars look down», «How it is» et «Sweet Miracle», d'autres comme «One little victory», «Ghost Rider», «Vapor Trails» ou «Earthshine» ne débordent pas d'inventivité. Le tapis sonore sauve cependant la plupart de ces titres... c'est un phénomène récurrent en métal où l'agressivité est en gros inversement proportionnelle à la complexité des compositions. Ceci dit, «Ceiling unlimited», «Peacable Kingdom» et surtout «Secret Touch» sont de petites perles et l'enchaînement final «Nocturne» - «Freeze» - «Out of the cradle» est passionnant.

Ce qu'on pourrait dire pour conclure au sujet de Vapor Trails, c'est qu'il n'y a pas de vapeur sans feu. Cet album est un déluge de feu. Le feu des étoiles entouré par l'obscurité de l'espace. Une expérience intense, à la fois douloureuse et belle. Pour la promotion, les membres du groupe avaient pensé à un slogan cynique : «Si vous ne les aimiez pas avant, vous les aimerez encore moins cette fois». Ils ont bien fait d'y renoncer car c'est peut-être faux. Certains amateurs de gros son pourraient être agréablement surpris – mais pas ceux qui détestent la voix de Geddy Lee bien sûr. Une fois de plus, une grande réussite à mettre à l'actif de Rush, pas tellement remise en question par la grandeur de Clockwork Angels, ce qui n'est pas le cas du problématique Snakes & Arrows dont traitera la chronique suivante.