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Keith JARRETT - The Köln Concert (1975)
Par MR. AMEFORGÉE le 1er Décembre 2009          Consultée 14268 fois

Parfois, il arrive que l’œuvre d’un artiste éclipse totalement le reste de sa production : la Joconde, le plafond de la Chapelle Sixtine, l’Origine du Monde, Hamlet, Lolita, Voyage au Bout de la Nuit, Les Quatre Saisons, Le Sacre du Printemps ou Kind of Blue, pour n’en citer qu’une poignée. Ce sont les arbres qui cachent les forêts, les titres qui nous viennent spontanément en tête lorsqu’on évoque leurs auteurs.
Le temps changera peut-être la donne, mais pour l’heure, et depuis environ trente ans déjà, le nom de Keith JARRETT reste associé à celui du Köln Concert. A chaque album que le pianiste sort, seul ou en groupe, on peut être certain qu’on trouvera toujours une multitude de commentaires du type : c’est un peu comme le Köln Concert ou bien ce n’est pas du tout comme le Köln Concert. C’est la grande sarabande du mécanisme pavlovien du discours.

Il faut trouver les mots justes pour expliquer un tel phénomène. Le type de concert improvisé que propose JARRETT au début des années 70 et dont le Köln Concert est le second témoignage publié est une forme nouvelle. Ce n’est pas 'simplement' du jazz, sous le prétexte qu’on y rattache traditionnellement le concept d’improvisation. On sait que certains musiciens classiques improvisaient déjà naguère. Mais ce n’est pas vraiment le problème. Trois points corrélatifs distinguent le récital jarrettien de l’improvisation jazz canonique.
D’une part, le dispositif : JARRETT joue seul, tandis que le jazz, à quelques exceptions près, se développe surtout en groupe : c’est une musique d’interaction et de dialogue ; et le monologue est plutôt réservé au piano bar, où il s’agit surtout de meubler le silence d’un restaurant et de faciliter la digestion. Quand Bill EVANS joue ses fameuses Conversations with Myself, c’est encore un jeu de dialogue.
D’autre part, la forme : les grands pianistes de jazz, qui s’essayent malgré tout aux solos, s’appuient sur des chorus prédéfinis (c’est-à-dire des lignes mélodiques composées en ouverture des improvisations), et des grilles d’accords qui règlent les possibilités de transformation de la musique. C’est le jazz comme on l’entend habituellement et ce sont les reprises de standards ou de compositions personnelles (mais ça revient parfois au même) qui sont de mise : Bill EVANS, Thelonious MONK, l'immense Art TATUM, etc., ou même JARRETT lui-même avec son premier album ne viendront pas me contredire. Ici, en héritier du jazz modal et du free, JARRETT développe une approche d’improvisation spontanée, ou encore plus spontanée, devrait-on dire : il s’agit de créer dans l’instant, sans forcément de matériel préalable.
Enfin, et c’est lié au second point, l’ampleur : les morceaux de jazz sont plutôt courts en général et quand ils s’allongent, comme chez COLTRANE, cela est surtout rendu possible, inventivité géniale exceptée, par la complémentarité du groupe, dont les musiciens se soutiennent et se relayent pour les solos. Ici, les concerts s’organisent en longs mouvements et cela implique une certaine responsabilité : il faut occuper l’espace sonore, tout seul, et trouver de la matière, se renouveler régulièrement, pas question de simplement bercer l’estomac des dîneurs précédemment évoqués. Il faut captiver l’auditoire, réussir ce qu’un groupe entier prend d’habitude à sa charge ; heureusement, comme disait LISZT, le piano permet d’embrasser l’étendu d’un orchestre et de mettre minable une centaine d’instruments concertants : cela passe par le recours à des structures moins contraignantes et la nécessité d’exploiter toutes les ressources du piano, en termes d’effets de texture, de mélodie, de mode et même de rythme.
Ce n’est donc pas étonnant que suivant les commentateurs, les étiquettes concernant le Köln Concert varient de manière presque fantasque : c’est du jazz, disent les uns, moi, je reconnais une dizaine de compositeurs classiques en affirment d’autres, non non, c’est de la pop, en disent d’autres encore, et même entend-on parfois un petit il y a une orientation très folk en guise de cerise sur le gâteau. L’œuvre, à la longue, épuise les qualificatifs.

Le terme de 'récital' me semble particulièrement adapté au concert jarrettien, tant le résultat paraît tenir d’un jeu de mise en 'récit', du moins d’un mouvement narratif : il s’agit de raconter une histoire en piano, où l’on passe par différents stades, l’aspect de monologue invitant peut-être par nature à des phases d’introspection, to be or not to be, c’est une bonne question, à moins que cela soit carrément une forme de flux de conscience musicalisé, de ce style tourbillonnant si cher à Joyce, Faulkner et Virginia Woolf, qui épouse les reliefs et la réalité de la pensée.
Ce qui distingue le concert à Cologne des autres, c’est peut-être qu’il semble à la fois le plus spontané, le plus fulgurant en terme d’inspiration et également le plus intense en terme d’émotion, ce qui, du coup, en fait l’un des plus abordables de la longue discographie du pianiste.
Partant, de ces considérations, il nous faut préciser que le Köln Concert si célèbre, et qu’on aurait de fait une mauvaise tendance à ériger en archétype du style jarrettien, tient en partie de l’accident : bougon, JARRETT n'avait pas dormi depuis plusieurs jours et, suite à un imbroglio, le piano dont il avait hérité se révélait de mauvaise qualité ; les octaves extrêmes rendant mal, il n’était pas question comme de coutume d’expérimenter sur toute l’étendue de l’instrument. Le concert faillit être annulé. La réverbération qu’on entend sur disque, effet d’atmosphère planant, et qui deviendra caractéristique du 'son ECM' sert ici à masquer les imperfections. On aurait pu s’attendre à une catastrophe.

Pourtant, peut-être à cause de cela, JARRETT donne tout ce qu’il peut, compte tenu de la situation : sans idées préconçues, sur la corde raide, c’est le déploiement mélodique et le lyrisme décomplexé qui portent l’œuvre, pour le meilleur et pour le meilleur. Les phrasés de la main droite ne cessent de dessiner une ligne sinueuse, oscillant sans cesse entre phases d’accélérations qui habillent le silence de grandes draperies de notes et de décélérations qui mettent le temps en suspens. La main gauche joue parfois l’enfant sage, tandis que sa sœur virevolte, tient la bride, règle le tempo avec une lenteur assurée, ou bien joue consciencieusement la rythmique, encadre et accentue le tourbillon. Il y a bien des accords typiquement jazz dans cette histoire, et aussi des ornementations classiques que nos amis DEBUSSY et RACHMANINOV, tous deux dans un style différent, n’auraient pas renié. Mais surtout, c’est la teinte gospel qui détermine la couleur de l’ensemble et confère une espèce d’aura d’enthousiasme et d’allégresse populaire au concert : tout comme le gospel humanise les célébrations religieuses, il contribue à donner au concert de Cologne son fragment essentiel d’humanité ; avec le son live, les soupirs du pianiste, le souffle de la foule et le feu de l’improvisation en elle-même, bien sûr.
A cet égard, la première partie est un modèle du genre. Dans tout cela, ce qui est peut-être le plus remarquable, c’est l’impression laissée que, bien qu’improvisée, il n’y aurait rien à ajouter ni à retrancher du résultat : les notes placées au bon moment, les effets déclenchés à l’instant parfait, les idées s'enchaînant avec un naturel incroyable, tout coïncide et fonctionne à merveille : comme une évidence. La seconde partie, plus longue, est moins prodigue en effets et joue davantage sur la création de climats. On y retrouve des émanations bluesy, avant un ample mouvement introspectif, qui peut évoquer la musique répétitive chère à Terry RILEY et qui annonce, en l’occurrence, Philip GLASS. Pour finir, le rappel reprend un ton mélodique et sentimental appuyé : il est surtout notable pour son oscillation entre joie et tristesse et son mouvement de crescendo ; Jarrett, plus tard, l'a baptisé plus tard "Memories of Tomorrow".

Je pense que nous avons suffisamment d’éléments pour justifier le succès de l’album. Ensuite, il arrive à un certain palier, un certain moment où le succès commence à se nourrir de lui-même ; dans notre société avide de chiffres, une grosse vente devient en soi un argument. A la fois positif et négatif, d’ailleurs. Et le Köln Concert est effectivement un succès commercial important dans le monde du jazz (plus de trois millions d’exemplaires vendus à l’heure actuelle), ce qui va notamment assurer la pérennité du label ECM.
Effectivement, l’arbre cache la forêt. Toutes les œuvres de JARRETT ne possèdent pas ce degré d’évidence, mais certaines sont peut-être plus solides et profondes. De la même période, à invoquer une métaphore d’iceberg, on pourra dire que les Sun Bear Concerts sont tant la partie immergée que le Köln Concert la partie émergée, par exemple. Pour ceux qui recherchent l’accessibilité et l’aspect ludique des choses, ils peuvent essayer le concert à Brême (intitulé Concerts). Et des œuvres comme l’ascétique Spheres ou bien Le Vienna Concert n’ont rien à envier à leur illustre aîné.

En musique, l’improvisation est à la composition ce qu’en langage, la parole est à l’écriture. Un discours sur le vif, forgé dans l’instant, parfois quelque peu prémédité, mais jamais fixé, qui se donne au moment même où il naît. Il n’a pas les formes pures du texte, pensé et repensé à la table de travail, poli par la réflexion et dans lequel on peut trouver parfois, pour deux minutes de musique, quinze ans de labeur. C’est un art du tâtonnement et de l’imparfait qui se conjugue au présent, une forme de funambulisme ; pour employer un mot grec : l’art du 'kairos' : le mot juste, la note juste frappée au bon moment. Mais là où la parole sert essentiellement à échanger des informations et à interagir avec autrui, l’improvisation est une quête esthétique, faire jaillir le beau d’une poignée de sons, arracher une extase au néant et la partager avec le public. Voilà le Köln Concert.

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   (2 chroniques)



- Keith Jarrett (piano à queue)


1. Köln, January 24, 1975, Part I
2. Part Iia
3. Part Iib
4. Part Iic



             



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