Avec Qui de Nous Deux, Matthieu -M- Chedid fait plus que rentrer dans la cour des grands : il publie un des meilleurs albums de pop française créés depuis que ce mot existe et qui conservera ce titre tant que ce sera le cas.

Grâce à l'aide de ses collaborateurs habituels, Cyril Atef (batterie, percussions) et Vincent Segal (claviers, violoncelle), le troisième album de -M- prend forme au studio Labo M, à la maison quoi, puis aux bien connus studios Plus 30 (mixage) et fait un petit passage à Londres pour le mastering (Ian Cooper, qui a travaillé pour Iggy POP, Elton JOHN, JAPAN...), ce qui lui donne non seulement ce caractère mais cet aspect foisonnant et luxueux, une grosse production en bonne et due forme !

Pas moins personnelle que les autres cependant, sachant qu'avec sa compagne-choriste Céline B., Matthieu vient d'avoir une petite fille, en 2002. Sa nouvelle guitare acoustique, un modèle de luthier (Cyril Guérin), obtient le même prénom que le bébé, Billie : rose avec un coeur, il la porte fièrement sur la pochette. Céline B, la maman, l'épaule toujours aussi fortement grâce à sa voix de fée adolescente et même mieux encore sur les quinze titres qui composent l'album.

Une durée importante et une débauche de créativité qui densifient ce qui n'est clairement pas une formule "méga-tube et le reste". La force de -M- ici, c'est de faire de chaque chanson un joyau rassemblé avec les autres et contenu dans un écrin. Sur le plan musical/sonore/production, c'est un régal, au point que même le soin apporté aux paroles devient secondaire. On retrouve pourtant les gimmicks habituels de -M-, la sensualité, les jeux de mots.

Loin de vouloir faire de la grande littérature et dans ce qu'il a de plus basique, le titre 11 par exemple, puisqu'on en parlait dans la phrase précédente, est un prétexte louable pour une jam entre musiciens avant toute chose, et ça fonctionne ! Des basses très rondes, pourtant elles aussi en retrait ailleurs, du solo de synthétiseur virevoltant, tout est bon pour faire de ce funk à la fois une récréation et une respiration bienvenues. Sans oublier l'aspect haut en couleurs, le strass et les paillettes que -M- affectionne et rend à sa façon ("Gimme gimme... Gimme gimmick!").

C'est que la funk, il faut désormais attendre le morceau numéro 7 pour la retrouver, et encore ! Le discours moitié rêveur moitié intrusif de "Quand Je Vais Chez Elle" est justement bien contrasté par les couplets légers et les refrains tordus et piquant comme des barbelés. C'est le genre de moments où Matthieu aime dégainer sa Gibson Firebird, avec une humeur rock alternative ! Et du rock, on en a même dès le départ, grâce à "Mon Égo", et un -M- fort à-propos qui joue les dieux du stade – non, pas ceux qui courent en tenant un ballon ovale -, tous micros saturés et gros synthés baveux dehors. Ah, ce bon riff blues-rock sudiste !

La suite est plus calme, et c'est ici que le train exubérant de l'artiste commence à ralentir pour lui permettre de se changer en Pierrot lunaire. "À Tes Souhaits" et son rythme reggae poussent Madame à être moins envieuse et à mieux s'accepter, n'a-t-il pas raison ? "La Bonne Étoile" déborde lui aussi de chaleur textuelle mais projeté dans un ciel étoilé, une pop-jazz superbement menée par une mélodie bien taillée, autant que peuvent l'être les arrangements de basse-batterie, de piano Wurlitzer et de guitare acoustique (le solo est de Thomas, le fils DUTRONC). Sans oublier l'intro délicate du quatuor à cordes.

Le nombre de fois où les cordes se baladent dans ce disque, mieux que chez OBISPO et même quand -M- s'essaie au simple piano-voix, comme sur "Ma Mélodie" ! Comment qualifier cette merveille qu'est "La Corde Sensible", où Segal fait planer son violoncelle et alors que notre artiste semble en pleine introspection, penché sur sa Takamine folk à cordes nylon désaccordée ? C'est la part de -M- sombre qu'il manquait pour mieux apprécier sa personnalité de lutin, l'équilibre, et on la retrouvera allègrement sur les albums suivants.

Dans le registre doux, plus loin, on aime autant "Le Radeau" (retour de Segal, des cordes, et ce banjo !) ainsi que "C'est Pas Ta Faute", dans une configuration bossa-nova et rimes parfumées à l'eau salée. Un lien latino est tout trouvé avec "Je Me Démasque", autre ambiance funk massive à nouveau et une improvisation avec des timbales, les mêmes que chez SANTANA.

La musique respire au point que le disque se termine de cette façon avec l'émouvant "Ton Écho" dans un registre soul, sans mot, juste la rythmique, la guitare folk et le piano Fender Rhodes. Gros coup de coeur aussi pour l'élégance de "Sous Ta Peau", -M- ayant rarement maîtrisé cette approche autant que sur ce titre. Et puis les percussions vocales, le tempo antillais mais pas cliché, la flûte, les synthés tourbillonnants et les choeurs divins de Céline B.

On en oublierait presque le fer-de-lance de cet ensemble soigné, idéalement placé d'ailleurs. "Qui De Nous Deux ?", déclaration d'amour mais à sa guitare cette fois, reste une trouvaille de maître et qui vaut à -M- de passer le cap des années 2000 en s'ancrant davantage dans le coeur des Français. Il y a de quoi, avec cette mélodie claire comme de l'eau de roche, portée par les voix, les "tou tou", le rythme pop-jazz qu'un Paul McCARTNEY n'aurait pas renié, et un banjo qui trouve mieux sa place ici que dans n'importe quel autre exemple de "nouvelle chanson française" ! "Qui de nous deux inspire l'autre / speede l'autre"... L'enfance de l'art, du -M- tout craché, mais avec délice.

Une période dorée ; c'est bien simple, jamais on ne trouve matière à rechigner au cours des 52 minutes proposées. À défaut d'être grandioses, les textes ne dérangent point et n'enlèvent rien à la force des musiques et divers effets sonores. Des quelques accords de piano aux échos de guitare électrique, du gros riff dévastateur au falsetto le plus caressant, Qui de Nous Deux reste un disque mené rondement, d'une qualité exemplaire avec la chaleur qui s'impose dans un paysage où il détonne.