C'est une ferme de Woodinville, dans l'ouest de l'état de Washington. Mais c'est aussi, et depuis 1977, un studio d'enregistrement réputé qui a vu défiler Eric CLAPTON, Lionel RICHIE, les FOO FIGHTERS, SOUNDGARDEN. Bear Creek, c'est son nom, est le cadre choisi par Brandi CARLILE et son groupe pour enregistrer leur quatrième album studio, marqué par une volonté d'émancipation de l'artiste. En effet, il s'agit là du dernier opus livré à la maison de disques Columbia, Brandi préférant par la suite présenter sa musique via des labels indépendants. Et puis, il s'agit des premiers pas derrière la console de Brandi et de ses camarades, aidés dans le travail de production par Trina Shoemaker, dont les quatre Grammy Awards remportés par ses réalisations pour Sheryl CROW, notamment, sont un gage de qualité. Sobrement, ce nouvel album porte le nom du studio dans lequel il a été enregistré. Il faut néanmoins y voir ici un clin d'œil à l'idole de Brandi CARLILE, Elton JOHN, et à son album Honky Château, nommé ainsi en référence au Château d'Hérouville où il fut enregistré.

Œuvre de maturité, Bear Creek présente de nombreuses chansons à classer comme les meilleures publiées par Brandi et les frères Hanseroth. Si la chanteuse écrit et compose en solitaire trois des titres de l'album, celui-ci est pour l'essentiel un véritable effort de groupe, et le témoignage d'une alchimie encore plus affirmée que sur l'album précédent, et qui se retrouve non seulement dans la conception-même des morceaux, mais aussi dans leur interprétation. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter "That Wasn't Me", premier single de l'album. Ecrite en solitaire par Brandi, cette ballade porte en elle une chaleur entre blues et folk, qui doit beaucoup au piano omniprésent et aux harmonies vocales, à la fois délicates et intenses, proposées par Tim et Phil. Il y dans cette ballade une tendresse exubérante. Brandi évoque ici l'alcoolisme de son père, membre des AA durant de nombreuses années, et construit une discussion imaginaire parlant de résilience et de pardon. Un texte à la fois universel et très personnel, qui fera son chemin en s'inscrivant durablement dans le répertoire live de l'artiste.

Bear Creek est un album volontairement foutraque, dont les ambiances très variées créent un tout à la fois savoureux et cohérent. "Hard Way Home", qui ouvre l'album, témoigne de la volonté de l'artiste de renouer avec ses racines country, roots. La guitare acoustique est au centre des débats (elle le sera sur une bonne partie de l'album), donnant au morceau des sonorités à la fois légères et entraînantes. Les sonorités deviennent même quasiment bluegrass sur "Raise Hell", qui lui succède, écrite un soir à Boston en préambule d'un concert retardé par une tempête. Il y a ici du mordant, une volonté de proposer un titre direct et percutant. Déterminée, Brandi CARLILE plante ce morceau dans son album comme on tire une flèche en plein cœur de cible. Il sera interprété chaque soir durant la tournée suivante en ouverture de Ray LaMONTAGNE avec lequel Brandi ne s'entend pas, le titre prenant alors un sens nouveau ("Ray's Hell").

"Keep Your Heart Young" poursuit dans cette veine résolument country/folk, chaleureuse et imparable. Né en quelques minutes dans l'esprit de Tim Hanseroth, qui affirme l'avoir écrit et composé en rêve, ce morceau fait preuve d'un minimalisme qui voit Brandi lorgner ostensiblement vers les racines de sa musique. Le texte invite à ne pas grandir trop vite, ou plutôt à rester un enfant, même affligé de ces rides qui nous bouchent l'horizon. Un titre formidable, tout comme "100", libéré de toute contrainte, porté par une basse ronde, une guitare sèche entraînante et des claviers pop dans sa première partie, avant que des arrangements foisonnants, orgue, section à cordes et guitares électrique, portent le morceau bien plus haut qu'on aurait pu l'espérer. Il y a ici une intensité délicate qui nous emmène et nous bouleverse, sublimée par un texte touchant sur le deuil que l'on fait parfois de nos aînés avant même qu'ils soient morts. Ce chef-d'œuvre aurait mérité de figurer plus longtemps dans son répertoire live.

La deuxième moitié de l'album qui peine à se faire aussi percutante propose tout de même son lot de chansons majeures, à commencer par la ballade folk acoustique "A Promise to Keep", qui évoque la résilience, la poursuite de la vie quotidienne après une douloureuse séparation. Agrémenté d'un tendre violon sur quelques mesures, ce morceau témoigne à nouveau de cette beauté conjuguée au pluriel, fruit du mélange de la guitare acoustique, du piano, de la voix de Brandi et de sa combinaison avec les harmonies vocales des frères Hanseroth. "I'll Still Be There" et "What Did I Ever Come For" ne souffrent guère de défauts, mais ne bénéficient pas de l'effet de surprise des titres précédents, tout simplement. Pièce pop-folk musicalement très légère, "Heart's Content" porte en revanche en elle une mélancolie certaine qui lui offre une dualité et une saveur inédite. Composée au début des années 2000, elle voit Brandi évoquer sa relation de plus distante avec son frère, dans un texte nourri de regrets et de fatalité. Le dernier quart se fait particulièrement varié, oeuvrant en territoires pop-rock ("Rise Again"), de nouveau country-folk ("In The Morrow"), Bear Creek s'achevant sur une longue et audacieuse ballade folk éthérée, presque atmosphérique, qui déploie lentement des ambiances pouvant rappeler l'univers onirique de Marketa IRGLOVA.

Première percée dans le top 10 du Billboard, le quatrième album studio de Brandi CARLILE réalise également une modeste percée en Suisse, témoignage néanmoins d'un intérêt grandissant du marché européen pour la musique de l'artiste, qui propose ici quelques-unes de ses meilleures compositions. Trois ans après Give Up The Ghost, voici un deuxième album essentiel dans la discographie de cette chanteuse authentique au talent protéiforme.