Pour n'importe quel musicien, réaliser un tour de force n'est pas donné à tout le monde. Il faut analyser son propre travail ainsi que celui des autres. Cela implique d'avoir une carrière déjà bien remplie et de prendre son temps. Choses que n'a pas faites Brian ENO en 1975. En effet, l'artiste anglais en est déjà à son troisième album solo, sans compter les participations qui commencent à s'accumuler, et son passé chez ROXY MUSIC. Impossible donc qu'il ait réalisé un chef-d'oeuvre avec Another Green World.

Pourtant, l'impensable se produit. En septembre 1975, ENO sort la première pièce maîtresse de sa carrière. Here Come the Warm Jets et Taking Tiger Mountain étaient déjà géniaux, mais avec cet album, ENO passe clairement à un autre niveau. Another Green World délaisse les terres du rock au profit d'un parcours multipistes. Il convient de préciser ce point, et de noter que les aficionados des étiquettes en seront pour leurs frais. Alors que l'album s'ouvre sur une chanson pop-rock assez originale ("Sky Saw"), voilà que de morceau en morceau, on navigue entre la pop ("St.Elmo's Fire", "Everything Merges in the Night"), le contemporain ("In Dark Trees", "Sombre Reptiles") et même de l'ambient ("Another Green World", "Zawinul/Lava"). Il s'agit là d'un véritable patchwork, démontrant si besoin est la plasticité musicale d'ENO. Mais pour aller plus loin, il serait même pertinent de parler de matrice. ENO y synthétise les idées qu'il a déjà expérimentées, et en explore d'autres. Ainsi, quiconque dira y entendre les prémices de ses futurs albums ambient ne devra pas être pris pour un fou.

Ce qui rend Another Green World incontournable, ce n'est pas seulement ce caractère de quilt, mais aussi son accessibilité, tout simplement. Autrement dit, on prend son pied en l'écoutant. Pour peu qu'on aime le chant d'ENO, les 'vraies' chansons peuvent être perçues comme de petites merveilles dénuées de prétention et enchantant nos oreilles. Ceci étant, il faut tout de même reconnaître que "Sky Saw" est à première vue peu intéressante, avec un chant décalé par rapport à la musique (je ne parle pas des paroles). Les plages instrumentales, quant à elles, sont sublimes. Elles durent assez longtemps pour plaire tout en ne commençant pas à devenir lassantes. Parmi les meilleures d'entre elles, il convient de retenir "Sombre Reptiles", doté de couleurs world, et "Spirits Drifting", au ton mystique édifiant, qui conclut de bien belle manière l'album.

Another Green World ne mérite en aucun cas de tomber dans l'oubli. Celui ou celle qui se met à son écoute devra au moins reconnaître le talent d'ENO, le reste relevant de la subjectivité. Pouvoir montrer une telle compréhension de la musique et l'exposer à travers un disque n'a tout simplement pas de prix.