« That's just the way it is, some things will never change... ». Ces quelques mots ont à la fois ouvert et scellé la carrière de Bruce HORNSBY sur le plan célébrité, mais certainement pas artistique. Natif de Williamsburg dans l'état de Virginie, ce fils d'avocat, fan de basket-ball, bâti comme une armoire à glace et archétype physique du WASP, pianiste surdoué à la fin de l'adolescence, avait pour sa carrière musicale le choix entre le jazz et le rock. Il a préféré le rock, non sans concession...

Le jeune Bruce Randall HORNSBY officie d'abord au sein d'un groupe en compagnie de son grand frère Bobby, faisant entre autres des reprises de Grateful Dead (détail important pour la suite). Après l'université, Bruce, cette fois avec son jeune frère John, passe quelques années à Los Angeles, travaillant pour la 20th Century Fox. Bruce apparaît pour la première fois au grand public dans le clip « Strut » de Sheena Easton, dont il est alors l'accompagnateur. De retour en Virginie, il peut enfin démarrer sa propre carrière.

The Way It Is célèbre non seulement l'événement, mais ouvre une brèche musicale inattendue et fort séduisante dans une décennie 80 pleine d'excès. Ce premier album a beau encore posséder une aura West Coast (il a été enregistré dans divers studios de Los Angeles), il se réclame comme ambassadeur du Virginia Sound, tout comme la musique du Dave Matthews Band quelques années plus tard. La pochette de l'album le prouve, exhibant une photo de THE RANGE sur un fond de paysage, le Chesapeake Bay Bridge-Tunnel, sur la côte est de l'Etat. Fiers d'être Virginiens ! Une jolie réponse à la tendance pop californienne.

HORNSBY, quant à lui, et rapidement, devient un emblème du genre populaire appelé « Americana », mélangeant volontiers les musiques blanches et noires spécifiques aux Etats-Unis et leur Histoire : blues, jazz, folk, country/bluegrass, soul, rock... Il chante, mais ne se considère chanteur que par nécessité. En revanche, son jeu de piano syncopé, coloré et archi mélodique, héritier de Keith Jarrett, le son brillant de son instrument de marque Baldwin, ses solos sur fond de synthétiseurs, tout cela constitue une touche unique qui influencera de nombreux artistes occidentaux à succès. De Phil Collins à Jean-Jacques Goldman, peu importe leur nationalité, pourvu qu'ils chantent de la pop et sachent s'improviser pianistes...

La production, baignant dans son époque, se veut calibrée. « Every Little Kiss » est très élancée, léchée, spacieuse (Huey Lewis y joue de l'harmonica). C'est le type de morceau country-pop définitif, une carte de visite, une mélodie magistrale, claire comme de l'eau de roche et superbement chantée, à l'instar de la ballade soul « Mandolin Rain ». Sur cette dernière, l'instrument concerné se distingue, tout comme le hammered dulcimer de « The Red Plains ». Les titres funky « The Long Race » et « The Wild Frontier » libèrent un groove fortement réverbéré, sur des modes mélodiques héritiers du bluegrass. L'introduction de « On the Western Skyline » est chargée en claviers, avec la même impression de puissance et de lumière que l'on pouvait avoir sur le « Born in the USA » de Bruce Springsteen.

De quoi mieux déguiser le réel propos de l'ensemble, qui est tout sauf bassement « ricain ». Le petit frère de Bruce, John HORNSBY se charge d'écrire les paroles. Loin d'être frivoles ni trop orientées Jack Kerouac et résolument contemplatives, elles offrent un regard sérieux sur le monde, les problèmes sociaux, et particulièrement aux Etats-Unis. « The Way It Is » en tête (écrite par Bruce seul), traite des inégalités raciales. Son refrain faussement fataliste, cité en introduction de cette chronique, suffit à captiver l'esprit durablement, tout comme la mélodie de piano, aérée et enjouée. Qui a dit que réfléchir et rêver en même temps était impossible ? Ce maître-tube connaîtra une seconde jeunesse dans les années 90 en étant samplé par divers rappeurs, Tupac Shakur en tête (« Changes »).

Si tout repose(ra) d'abord sur les talents de compositeur, chanteur et performeur de HORNSBY, l'idée de THE RANGE semble déjà fragile. Certains titres sonnent véritablement comme un travail de groupe, parmi lequel on rencontre David Mansfield, guitariste-violoniste qui a accompagné Bob Dylan à la fin des années 70 et quittera vite THE RANGE, contrairement à John Molo qui restera longtemps aux côtés de HORNSBY. Cependant, ces titres figurent parmi les plus quelconques de l'ensemble (« The Long Race », « The Wild Frontier »), à l'exception de « On the Western Skyline ».

On peut de ce fait, regretter l'aspect rudimentaire (boîte à rythmes, basse programmée) des tubes présents, mais il n'empêche que ce départ oscille entre le très bon et l'excellent, ne serait-ce que grâce à eux : « The Way It Is », « Mandolin Rain », « Every Little Kiss », tous parus en single, puis « On the Western Skyline » et la fin de l'album. Quoique HORNSBY en dise, sa voix de ténor et son accent yankee sont indissociables de toutes ces merveilles, même si tout le monde peut les fredonner. Brillant et mémorable, à défaut d'être médiatique... Un Grammy Award du meilleur début de carrière pour HORNSBY (à trente ans bien sonnés !), et depuis, de la musique en pagaille, mais un succès relativement confidentiel.