La noirceur maladive de The Great Annihilator, fruit de son environnement destructeur perfusé par un Chicago éthylique, avait failli absorber la substance vitale de Michael Gira et de son projet SWANS.
Le départ à destination d’Atlanta avec l’alter-égo Jarboe apparaît ainsi comme un presque devoir pour ne pas risquer d’imploser totalement. Ce hiatus permet au chanteur de se consacrer à d’autres projets personnels. Son premier album solo Drainland et son recueil de nouvelles malaisantes The Consumer, connues sous le titre La Bouche De Francis Bacon en France apparaissent ainsi comme une parenthèse heureuse, apaisante.
Seulement, SWANS est une machine qui ne fonctionne pas avec ces ingrédients, trop peu épicés.
Ainsi quand Gira et Jarboe planifient ce qui sera le dixième album studio du groupe, il est entendu qu’il sera le dernier ponctuant cette première phase d’existence, comme son leader le précise ensuite froidement aux journalistes lors des interviews de promotion ou lors d’une lecture publique de son ouvrage, riant même du blizzard qu’il vient de provoquer.
Ressenti à l’identique par Phil COLLINS lors du démantèlement pressenti de GENESIS, la créature est devenue pour son créateur trop difficile à manœuvrer. Le succès commercial et artistique est absent, comme The Great Annihilator l’a montré, bien qu’énergie et sueur aient été abondamment dépensées. Le nom du groupe n’aide pas, son passé violent au cours des années 80 revenant en tête et constituant un frein générateur de clivages. Enfin un besoin de se réinventer anime Gira, dont la genèse remonte sans doute à Atlanta, ainsi qu’un soulagement une fois la décision entérinée.

Avant la disparition, le groupe publie ainsi le double Soundtracks For The Blind en octobre 1996. Gira soutient que ce disque est un miroir parfait d’Ummagumma signé PINK FLOYD, album et groupe admirés par le musicien.
Le résultat est intrigant et pour le moins hétéroclite, mêlant vieilles boucles remontant aux débuts du groupe, collages improbables, spoken words, idées de morceaux jamais exploités, extraits de live et nouvelles compositions. Le tout est mélangé, découpé, réarrangé, le logiciel Sonic Solutions étant utilisé pour filtrer les sons, les transformer ou bouleverser leur agencement.
Du point de vue personnel, c’est par cet enregistrement que j’ai débuté mon aventure avec le groupe américain. Bien que je sois resté bloqué longtemps sur "Helpless Child", joyau absolu du disque, en forme de lente progression post-rock claustrophobe narrant les sentiments animant un fœtus, prisonnier dans les poisons maternels, drogues et alcool. Avec "The Sound", tout aussi incroyable, ce sont deux manifestes consistants des fresques cosmiques à venir qui culmineront parfois sur une heure complète.
Ailleurs, on trouve des morceaux ambient/concrets/drone influencés par Brian ENO, des embardées rock ("Yum-Yab Killers" en live, schizophrènes "All Lined Up" et "Hypogirl"), techno (putassier "Volcano"), des remaniements ("YRP" anciennement "Your Property"). Une ambiance dans l’ensemble plutôt étouffante, pesante malgré quelques rais de lumière : le bucolique "Blood Section", "Animus" et ses violons, évocation Jungienne de la partie masculine composant la psyché féminine.
Pour les voix, il fallait invoquer quelque chose de personnel, s’inscrivant dans l’histoire constituant SWANS et ses composantes. "How They Suffer", véritable hommage aux parents, fait se superposer deux témoignages intimes entrecoupés d’une partie de synthé. Cet homme qui décrit son glaucome envahissant jusqu’à lui faire perdre la vue n’est autre que le père de Gira ; cette femme sombrant peu à peu dans la démence, la mère de Jarboe. Tant d’intimité peut sembler indécente mais elle s’inscrit parfaitement dans le projet. Des reliquats d’écoutes réalisées par le père de Jarboe, agent au sein du FBI, sont également utilisés comme en témoigne "I Was a Prisoner in Your Skull", où parole est donnée à un criminel détaillant ses crimes avec un dédain hallucinant. Autre instant de malaise, "The Beautiful Days" fait se superposer une Jarboe innocente et enfant puis un gars sans nul doute en plein phone sex. Cette même voix léthargique se déploie aussi sur l’ambient flippé de "Minus Something".

Soundtracks For The Blind est un album à l’aura particulière, faisant parler les morts, à l’instar du père de Gira décédant juste après sa sortie. S’inscrivant dans l’hantologie, néologisme inventé par Jacques Derrida et inspiré par Karl Marx, le groupe s’intéresse à son passé, non pas pour le reconstruire mais dans l’objectif de nourrir son présent. Gira essaye ainsi de voir comment des idées abandonnées et des fragments déterrés peuvent alimenter une machine prompte à l’enrayement.
C’est aussi et surtout un disque marquant la fin d’une époque. Imprégné par la mort, le passé, l’histoire de ses proches, il s’aventure à nommer l’innommable : comment, malgré sa tristesse, il faut avancer dans la vie, un pied dans l’ombre et l'autre dans la lumière, accepter les grandes ruptures, le vieillissement de ses parents, grand-parents et même leur inéluctable disparition programmée.