Don Quichotte, roman espagnol de Michel de Cervantes, donne naissance à d’innombrables adaptations à travers le monde, au théâtre, à la danse, au cinéma, à l’opéra. Parmi elles, il y a Man Of La Manche, une comédie musicale de Mitch Leigh, Dale Wassermann et Joe Darion, créée à Broadway en 1965. Elle obtient un triomphe retentissant. Dans le public, se trouve Jacques BREL qui en ressort subjugué par la quête sublime de ce chevalier idéaliste, si bien qu’il met de côté ses propres créations pour se lancer dans l’adaptation. Alors, en 1968, Don Quichotte compte une adaptation de plus, L’homme De La Mancha de Jacques BREL. Il l’incarne et se perd dans ce rôle entre 1967 à 1969 jusqu’à ce que la maladie vienne interrompre sa folle aventure. Il produit ensuite l’album de cette version française.

On commence fort avec Jacques BREL qui s’immerge immédiatement, une mise en abîme dans laquelle son personnage, Cervantes, incarne Alonso Quijano qui incarne Don Quichotte. Emprisonné, il se défend et se bat pour sa dulcinée, tandis que ses compagnons de cellules incarnent les autres personnages d’une pièce musicale entre comédie, folie, réflexion et quête d’un idéal. Les rideaux s’ouvrent et 'L’Homme De La Mancha' prend forme avec BREL, qui, grâce à sa puissante et distinctive diction, installe l’atmosphère avant que l’orchestre n’éclate en un flamenco triomphant et nous plonge sans détour dans l’univers de l’œuvre. L’introduction de son valet, Sancho, interprété par Jean-Claude Calon, vient compléter le tableau. Une première assez grandiose où les deux artistes se trouvent être en puissante cohésion.

BREL introduit "Un Animal" par un arrangement musical évoquant l’ambiance d’une corrida alors que la dulcinée entre en scène, incarnée par Joan Diener, une Américaine au timbre lyrique. Elle se distingue également dans le solo "Pourquoi Fait-Il Toutes Ces Choses ?". Ses prestations, lyriques et vocalement puissantes se laissent aller de manières exagérées dans la douleur et la tragédie sur des musiques hispanisantes. Dans "Aldonza", elle adopte une voix plus grave et rauque, un cri furieux et surjoué sur des moments chantés parlés. L’exagération traduit et renforce l’émotion, qui peut rendre l’écoute assez peu agréable par moment. En parallèle, Louis Navarre, accompagné d’une guitare et d’un orchestre mélancoliques, interprète "Vraiment Je Ne Pense Qu’à Lui" aux côtés de Constance Arnaud et Marguerite Paquet. Ces pièces, usant du vibrato et du pathos, se trouvent empreintes de lyrisme à la manière d’un opéra.

Si l’arrangement musical s’inspire de l’univers lyrique de la musique espagnole, il insuffle également un air de fraîcheur. "Sans Amour", interprété par Gérard Clavel, se distingue par une musique légère accompagnée des Muletiers qui forment un chœur, dansant et comique. "Gloria", dans ce même registre, est festif et glorieux avec ses tambourins, tandis que "Le Casque D’or De Mambrino" reprend des airs de chants flamencos aux tonalités imprévisibles et irrégulières. Les chansons sont souvent légères, expressives, parfois grotesques, parfois criardes. Est-ce pour rester dans le comique ? Quoi qu’il en soit, ce sont véritablement les performances de BREL qui marquent les esprits. Bien qu’il n’ait initialement pas souhaité chanter dans cette pièce, il incarne ses personnages avec une telle intensité qu’il les vit profondément.

Il apparaît doux et tendre sur "Dulcinea", chanson d’un amour passionné que les Muletiers, en chœur, s’amusent à alléger et rendre risible. Mais, c’est sur "La Quête", animé de liberté, qu’il s’immortalise. Avec une dévotion presque sacrée, il s’identifie profondément à son rôle, se fondant dans le personnage de manière si intime et intense qu’on ne peut que se laisser emporter par la grandeur de sa prestation. Chaque note, chaque geste, chaque parole résonnent d’une authenticité palpable. Don Quichotte, interprété par Jacques BREL, et Jacques BREL, lui-même, fusionnent pour ne faire plus qu’un. La chanson s’élève au-delà de cette comédie musicale pour devenir emblématique du répertoire de Jacques BREL. Hymne à l’indomptable désir d’atteindre l’inaccessible et de faire triompher le rêve. Que dire de plus sinon de se perdre dans la beauté de cette interprétation furieuse et dévastatrice où l’émotion déborde.

Le final, "La Mort", débute par Joan Diener, légèrement grandiloquente. Elle reprend ensuite "La Quête" avec BREL dans une version chantée parlée, très théâtralisée, exagérée et sensible, avant une nouvelle et ultime version chantée en chœur par tous.

L’Homme De La Mancha nous invite à plonger dans une folie douce sur des arrangements musicaux vivants. BREL en adaptant cette pièce trouve une résonnance personnelle, transcende la scène et touche à l’intime alors certaines interprétations se noient dans l’absurde créant des inégalités.