Ancienne égérie du label de Memphis Hi Records, Ann PEEBLES a passé les années 90 sans trop faire parler d’elle. La chanteuse avait bien gravé "Call Me" en 1989 pour Waylo, après une absence discographique de onze ans. elle s’était occupée de ses enfants et de sa famille et apparaissait alors en bout de course. En 1992, Peebles ressortait timidement du bois avec "Full Time Love", un album produit par Ron Levi mais qui passait inaperçu, bouffé alors par les grosses productions Soul du moment (Whitney HOUSTON, Mary J. Blige, TLC, PRINCE ou Bobby Brown). Ann, souffrant de divers petits soucis de santé, continuait de se produire sporadiquement mais évitait les tournées harassantes.

Quatre ans plus tard, la native de Saint Louis revenait sur la pointe des pieds avec"Fill This World With Love », titre plein d’optimisme que certains jugeront surement naïf. Mais cette fois, le logo du label ne manquait pas d’attirer l’œil. Publié encore une fois par Bullseye Blues Records, ce dixième opus permettait d’apporter un œil nouveau : le label de Ron Levi, filiale de Rounder, ne cessait de diffuser des disques hautement recommandables (Barbara LYNN, Smokin Joe Kubek, Ronnie Earl, Duke Robillard, Preston Shannon ou Luther "Guitar Junior" Johnson pour ne citer que les principaux) et Ann Peebles semblait toute ragaillardie et pleine de peps.

Produit conjointement par la chanteuse et son mari Don Bryant, pasteur le jour chanteur de Gospel le soir mais ancien et brillant soulman, ce nouvel opus bénéficie d’une production aux petits oignons. Ne dit-on pas qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même ? Enregistré au Black Diamond Studio dans la ville d’adoption de la chanteuse, cet album bénéficie du savoir faire de Bobby Manuel, connu pour avoir officié derrière les consoles de la Stax. L’ancien guitariste d’Isaac HAYES ou Albert KING n’est pas la seule bonne trouvaille. On retrouve au mastering Don Nix, l’ancien sax des Mar-Keys n’a cessé de briller comme ingé-son ou comme producteur (Albert et Freddie KING, John MAYALL). Don Bryant, figure emblématique et respectée de Memphis, est aussi parvenu à trouver un troisième larron en Paul Brown. Véritable touche à tout, guitariste, claviériste, auteur, arrangeur capable de s’occuper d’un studio, le jeune chevelu est tellement emballé par le projet qu’il coproduit le disque et trouve une équipe d’accompagnateurs triés sur le volet. Brown n’a pas à aller chercher bien loin, Memphis regorge de virtuoses, c’est là qu’il embauche Steve Potts, le cousin d’Al Jackson de BOOKER T & The MG’s, un batteur au curriculum impressionnant, et les regrettés Wayne Jackson et Andrew Love⸋, deux membres des célèbres Memphis Horns. Tout est réuni pour sortir un disque de qualité, tant au niveau des compositions que des arrangements et de l’orchestration.

Le couple Peebles/Bryant a composé sept nouvelles chansons dont cinq avec l’aide de Paul Brown. Le guitariste fourmille d’idée et propose que Don Bryant chante en duo avec sa bien-aimée sur deux morceaux. "Friends", un titre plein d’entrain et le mélancolique "I Wouldn’t Take Nothing For One Moment I’ve Spent With You", une véritable déclaration d’amour, sont si bons que Brown suggère de faire participer Mavis STAPLES. Si la symbiose entre Bryant et Peebles est évidente, la collaboration avec Mavis s’avère être une bonne pioche. Les deux chanteuses rivalisent de complicité sur l’excellent "Fill This World With Love" et nous dressent un message plein d’espoir extrêmement revigorant. Tout est excellent et particulièrement bien pensé. "Stand Up" se révèle comme un superbe titre de Memphis Soul contemporain, les deux chanteuses sont au sommet de leur forme. Boostée par la présence de Mavis, Ann PEEBLES pousse sur ses cordes comme elle ne l’a jamais fait en studio, certaines intonations rappellent par leur puissance et leur inflexion le timbre de Bettye LAVETTE. Les titres sur lesquels Ann se retrouve seule frisent l’excellence. "I Don’t Think That I Can Last Tonight" rappelle les grandes heures de la Hi Section avec un léger apport de modernité au niveau des arrangements et de l’accompagnement. Le vocal se fait terriblement sexy renforcé par la précision des différents instruments. On appréciera au passage la délicatesse du phrasé de guitare et la présence des chœurs apportant chaleur et ferveur.

Mais la superbe trouvaille du disque provient du medley⃰ imaginé par Ann PEEBLES et Paul Brown placé en milieu de disque. Il s’agit plutôt la d’un faux pot-pourri dans lequel la chanteuse reprend huit titres en Studio Live. Faux parce que les différents titres sont séquencés bien que s’enchaînant directement les uns à la suite des autres. La chanteuse reprend quelques uns de ses titres phares revus et corrigés et bénéficiant d’arrangements plus modernes. Mais la force de ce mégamix de huit titres réside aussi dans l’incorporation de titres plus rares ou qu’elle n’avait jusqu'alors jamais enregistrés. Ce long passage de plus de 18 minutes défile comme du petit lait, les rythmes sont variés et changeants, PEEBLES profite de ces titres pour nous faire découvrir toute la palette de son talent entre ballades, morceaux plus dansants ou chansons typiques à la Soul de Memphis. Parmi ces différents titres, on retiendra la lenteur de "Walk Away" gorgé de sensibilité, l’excellent "Give Me Some Credit Where It’s Due" dans lequel les choristes apportent une dimension supplémentaire. Compo de Don Robey, "I Pity The Fool" a connu son lot de reprises. Si Bobby BLAND en a offert la meilleure version mâle, Ann nous assène ici un Must de Deep Soul bien groovy. Même impression avec "Ninety-Nine Pounds", une compo de Don Bryant, et de l’excellent "Bip Bam Thank You Ma’am", future reprise funky de Billy Brown et blues exceptionnel de Jody WILLIAMS sous le titre de "Wham Bam Thank You Ma’am".

Des arrangements superbement ciselés, une orchestration fine et groovy, un choix de titres hautement judicieux, une excellente équipe d’accompagnateurs et une production bien léchée font de ce disque une excellente pépite. Ajoutez y le feeling et un timbre hors du commun et vous avez la entre les mains (ou les oreilles) l’un des meilleurs disques de Memphis Soul de la décennie. Seul petit bémol, la pochette très quelconque ne défend guère le CD, on se demande pourquoi la photographe Karen Pulfer Focht a ainsi tronqué le visage d’Ann PEEBLES ?

Suite à une attaque cardiaque, Ann PEEBLES s’est retirée de la scène en 2012. Si Don Bryant s’est longtemps consacré au gospel, il est revenu à la musique séculière en 2017 enregistrant l’un des meilleurs albums de l’année à la surprise générale. Depuis deux ans, les meilleurs festivals s’arrachent l’ancien pasteur.

⃰Contrairement à ce qu’indique la pochette dorsale du CD, le medley dure 18 minutes et non 7.14.
⸋Membres fondateurs des Memphis Horns, Andrew Love et Wayne Jackson ont participé à 83 albums certifiés platine. On les retrouve également sur 52 titres classés Number One.