Je me sens un peu intimidé à l’heure de m’attaquer à Secret Story, œuvre fleuve et phare de 76’ qui concentre une grande part des immenses savoir et talent de son auteur. Ce projet, Pat METHENY l’a mûri durant de nombreuses années avant de lui donner vie. Il lui a fallu expérimenter sans relâche, jouer avec de nombreux artistes de styles divers, obtenir son autonomie artistique et la confiance de sa maison de disques Geffen Records avant de s’attaquer durant l’hiver 91-92 à l’enregistrement de cet album.
Cette réalisation met un terme à une décennie où Pat s’est beaucoup consacré au PAT METHENY GROUP, et moins à sa carrière d’artiste solo ou de leader puisque son dernier effort de la sorte date alors du début des années 80. Entre-temps, il s’est cependant nourri de multiples rencontres : Milton Nascimento, Ornette Coleman, Charlie Haden et le compositeur de musique contemporaine Steve REICH font partie des plus marquantes. C’est donc un musicien mature et sûr de sa force qui s’attaque à cette œuvre monumentale, qui pioche ses influences tant dans ses productions antérieures que chez des musiciens de tous les continents ou également chez des auteurs de musique classique et de musiques de film. Pat déclare d’ailleurs que Ennio MORRICONE est l’une de ses grandes influences, et cela s’entend parfois sur Secret Story. Le guitariste américain ne se refuse rien pour parvenir à ses fins, ayant notamment recours au London Orchestra (enregistré dans les fameux studios Abbey Road) ou encore aux chœurs du palais royal cambodgien. Nombre d’invités prestigieux s'y succèdent également, notamment presque tous ceux ayant accompagné Pat au fil de sa déjà riche carrière.

Cet album peut s’envisager comme un voyage, mais aussi comme l’histoire d’une vie qui se déroule, prend des virages, se rapproche de son but puis s’en éloigne, connaît ses heures de gloire et ses périodes de doute. Malgré l’ampleur du projet, on sent que Pat y a mis tout son cœur et s’y livre comme jamais ; c’est probablement la raison pour laquelle l’émotion est présente du début à la fin.
Secret Story est une histoire intime qui, sous des airs parfois faussement simples, révèle tous ses trésors au fil d’écoutes répétées et attentives. De nombreux moments de grâce sont distillés au long de ces sillons, et heureux qui sait les traquer et les capter car il accède à une rare incarnation de la beauté absolue.
Difficile de commenter cette œuvre sans en suivre le déroulé dans l’ordre savamment conçu par son auteur.

Tout commence avec "Above the Treetops" dont le chœur cambodgien entonne une mélodie étrangement belle et saisissante, avant que de séduisantes notes de guitare viennent se poser sur les jolies et amples harmonies de l’orchestre classique, alors que divers bruitages évoquent la nature.
La seconde pièce "Facing West" nous plonge dans l’univers du PAT METHENY GROUP : le thème est rythmé et enjoué, le solo de Pat, lyrique et fluide comme il en a coutume.
Le tempo se ralentit avec "Cathedral in a Suitcase" où une boucle rythmique évoque le temps qui s’écoule. L’orchestre se fait plus grandiose et prégnant, alors qu’un thème nostalgique est joué à l’harmonica. Des voix humaines, des notes lointaines de guitare synthé et des frappes de batterie puissantes accompagnent la montée en tension de cette pièce intrigante et très réussie.
"Finding and Believing", pièce de 10’, est le morceau à la fois le plus progressif et le plus World Music de l’album. Un rythme rapide posé sur une mesure impaire accompagne ses trois parties. La première est drivée par la basse et un instrument plus percussif du type marimba. On y trouve des chants tribaux proches de mantras et des bruitages divers ponctués de cris. On entre alors dans une ambiance beaucoup plus proche d’une musique de film, évoquant irrésistiblement "As falls Witchita so falls Witchita falls", avant que la dernière partie démarre avec un joli thème au piano et une superbe ligne de basse sur laquelle se posent de très beaux chants d’inspiration tribale. La guitare de Pat fait le reste du voyage avec un solo superbe, largement joué 'out' et ponctué de quelques traits virtuoses. Un des sommets de l’album à n’en pas douter.
"The Longest Summer" est un autre très beau morceau qui nous plonge dans une ambiance beaucoup plus feutrée, avec un joli et long thème au piano d’esprit très Jazz, ponctué d’improvisations viscérales et emplies de nostalgie de Pat à la guitare synthé et d'une montée en puissance progressive de l’orchestre.
"Sunlight" démarre par une chatoyante et limpide mélodie au piano/guitare dont le rythme simple est entraînant. Nous sommes clairement dans le domaine du Jazz-pop, ce que soulignent les cordes de l’orchestre en seconde partie de morceau. Le solo de Pat, très mélodieux, est parfaitement réussi.
"Rain River" évoque irrésistiblement "Last Train Home" du fait de son rythme rapide et répétitif et du son de la guitare synthé qui nous invite au voyage. Une ambiance moite et nocturne s’installe avec le joli thème du morceau joué avec un son à la fois mélodieux et percussif, accompagné de notes de flûte. Pat joue un solo tout en retenue et en virtuosité, mettant en exergue sa capacité à faire vivre ses notes et à leur donner une réelle dimension narrative.
"Always and Forever" est une nouvelle superbe pièce. Le début est très lent, et Pat METHENY nous fait partager son toucher magique sur une superbe mélodie nostalgique et intense. La contrebasse de Charlie Haden le rejoint, pour un développement qui rappelle les premières œuvres du guitariste, notamment "New Chautauqua". Plus tard, arrive l’harmonica du grand Toots Thielemans qui reprend le thème de départ et superbement achever l’ouvrage.
"See the World" est une pièce nettement plus enjouée, drivée par une superbe ligne de basse, le feeling évoque un peu celui d’un morceau comme "James". Pat joue sur des harmonies Jazz un long solo très catchy et largement 'out'. Un bel ensemble de cuivres (auquel participe le grand frère Mike Metheny) apporte un peu de peps à l’ensemble.
"As a Flower Bessoms" est le seul titre où Pat partage la composition. C’est avec la pianiste et chanteuse japonaise Akiko Yano qu’il nous offre ce magnifique interlude plein d’intimité ; j’ai un faible particulier pour les notes du thème susurrées par la nippone en fin de morceau.
"Antonio" nous plonge dans une ambiance sud-américaine de tango ; l’ombre du bandonéon de Astor PIAZZOLA plane sur ce titre superbe où Toots Thielemans apparaît de nouveau. En seconde partie, Pat entame un magnifique solo toujours aussi expressif et lyrique, mettant sa guitare virtuose et son parfait placement rythmique au service du développement harmonique du morceau.
Avec "The Truth Will Always Be", nous touchons au sublime. C’est un morceau lent et douloureux qui s’étire autour d’un thème intense, sombre et magnifique, alors que l’orchestre monte lentement en puissance, soutenu par une batterie martiale et inflexible. La guitare synthé explose dans un long chorus où Pat METHENY retrouve les sommets d’émotion atteints dix ans plus tôt par "Are You Going With Me". Il parvient de nouveau à tirer de prodigieux traits de cet instrument si particulier, auquel il est le seul à donner de telles lettres de noblesses. Nous tenons le plus grand morceau d’un album qui se poursuit dans la même veine avec "Tell Her You Saw Me" qui commence comme un orchestre de chambre, avec beaucoup de cordes au service d’une musique splendide, progressivement enrichie par d’intimes et douces notes de guitare.
"Not To Be Forgotten", la dernière pièce, est un morceau lent et orchestral, très proche d’une musique de fin de film qui démontre une dernière fois la maîtrise parfaite de l’art de composer par Pat METHENY.

Difficile de se remettre d’une telle œuvre et d’apporter un jugement final isolé de l’émotion qui nous étreint à son écoute. On dira simplement que l’artiste a su sortir de la peau de l’immense guitariste de Jazz qu’il est indéniablement, un des plus grands de tous les temps, pour laisser la parole au grand compositeur et arrangeur qui s’impose tout au long de cet enregistrement. Ceci fait de Secret Story une œuvre rare et profonde, probablement une des très grandes pièces de musique contemporaine, tous genres confondu. Pat est justement récompensé par un 'Grammy award' de plus et par un indéniable succès public, le plus important de sa carrière.