Voilà ce que l'on peut appeler un album de transition. Dans la forme, cet album est l'exact opposé du précédent. Là où Phase IV approfondissait puis synthétisait l'identité musicale de ART ZOYD pour former une œuvre très unie, Les Espaces Inquiets est un recueil éclectique de mixtures musicales, avec des instruments nouveaux ou réappropriés, des formes musicales différentes. Musicalement, Les Espaces Inquiets s'appuie sur le travail de synthèse de Phase IV mais n'a déjà plus grand-chose à voir avec les productions précédentes. La dernière différence majeure est que là où les styles des deux compositeurs principaux se confondaient presque sur Phase IV, ils sont mis en confrontation directe sur le présent album.

Thierry Zaboïtzeff signe près des deux tiers de l'album et se montre particulièrement expansif. Il inaugure l'usage des synthétiseurs et des boîte à rythmes chez ART ZOYD, avec la rythmique et les fausses trompettes du Yamaha DX-7 sur la seconde partie de "Migrations", les effets fantomatiques de "La Forêt Qui Avance" et de la fin de "Migrations", et des touches de second plan sur "Cérémonie". Après Symphonie Pour Le Jour Où Brûleront Les Cités, les guitares font un retour en force inattendu sur ce même morceau; jamais elles n'ont pris autant les devants, jamais elles n'ont été tordues à ce point dans tous les sens par Thierry Zaboïtzeff : accords acoustiques, distorsions électriques, soli lunaires, tout y passe, pour un résultat des plus excentriques duquel émerge tout juste un thème d'orgue.
Les Espaces Inquiets marque également un étoffement des percussions qui s'étaient fait très discrètes sur le précédent album. Elles s'intègrent de diverses manières, se fondant dans l'amas hostile et grouillant de "La Forêt Qui Avance" (difficile de ne pas penser à la Fukaï), en fond de toile de "Cérémonie", et à la trame même du "Bruit Du Fer" (qui préfigure de loin "Unsex Me Here", 1987). Les "Légendes" encadrant l'album sont deux thèmes simples qui déjà ébauchent les futures pièces courtes de ART ZOYD axées sur l'électronique. "Cérémonie" est à coup sûr le morceau le plus hybride de la formation, tout du moins du point de vue sonore.

Gérard Hourbette bâtit le triptyque "Image D'Une Ville Poussière" dans la droite lignée de Phase IV. "Errance" et "Au-Delà Des Vallées", que le caractère mélancolique et lent place dans la continuité des passages les plus calmes du second disque de Phase IV, encadrent "Cortège Des Officiels" dominé par un orgue impérieux, composition à couper le souffle dont la dualité de l'orgue et du piano, les motifs superposés et la basse continue en canon ne sont pas sans rappeler "Et Avec Votre Esprit" (1982). Cette suite marque le retour de la thématique citadine à l'instar de Symphonie Pour Le Jour Où Brûleront Les Cités ou Génération Sans Futur, mais avec une composition déjà si différente, qui augure très nettement des opus suivants.
Des compositions de Thierry Zaboïtzeff, "Migrations" est la moins déroutante, c'est-à-dire la plus fidèle à
Phase IV malgré la présence des synthétiseurs. C'est un petit délice mélodique en quatre parties qui développe des motifs et thèmes tout comme "Images D'Une Ville Poussière", avec toujours ce goût des nomenclatures complexes (7/8 puis 15/16) et des développements thématiques, comme dans la première partie où une même mélodie est jouée deux fois avec un rythme totalement différent. Et il y a donc ces fameuses cinq dernières minutes structurées par la boîte à rythme et paraissant donc plus linéaires, mais dont le thème à l'harmonie Zeuhlienne m'est toujours allé droit au cœur.

La même année, Gérard Hourbette a composé la bande originale de la pièce de théâtre L'Étrangleur Est Derrière Nous, ayant d'abord fait l'objet d'une distribution privée sous forme de cassette, puis intégrée au coffret 44 ½ Live (2017). Interprétée par la formation de Phase IV, cette suite de 11 mouvements courts cumulant vingt-trois minutes explore des styles dépareillés qui n'eussent pas forcément trouvé leur place sur un album : jazz sur un chabada de boîte à rythme ("Sherif"), pseudo-folk déglingué ("Danse Paysanne"), numéro drôlatique ("Soir") ou simples virgules musicales ("Mobile", "Suspense", "Déduction", "Tempête"). "Entrée", "Cuba Libre", "Ritournelle" et "Soir" sont plus fidèles à ce que l'on peut attendre de ART ZOYD à cette époque.
Entre autres pièces composées en 1983 ou 1984 et figurant sur ce même coffret, on peut citer les électroniques "55 Signaux" (dont le second mouvement est l'ébauche de l'un des thèmes de "A Drum, A Drum", 1987), le mélancolique "Les Noces De La Terre", trio violon-violoncelle-piano proche des passages les plus mélancoliques des Espaces Inquiets et du Mariage Du Ciel Et De L'Enfer, le drôlatique "Jamais Seul" de Thierry, probablement interprété en solo, et les six extraits de "Marco Polo", pour le coup vraiment atypiques chez ART ZOYD, presque bruitistes, sous la domination des percussions.

Les Espaces Inquiets marque l'entrée de ART ZOYD sur le label français Cryonic Inc. tout juste fondé (et dont c'est également la première parution) et qui sera intégré à la société Madrigal fin 1984. Ce label rééditera les trois premiers albums de ART ZOYD (toujours sans compter le premier de 1976), de même que les deux premiers albums de UNIVERS ZÉRO et éditera le groupe jusqu'en 1987. Ce très intéressant label a également édité de nombreux autres artistes tels que Jean-Pierre THANÈS, Jean-Luc CHEVALIER, Jean-François CAHEN, Jean-Pierre FOUQUEY (ces trois derniers étant des anciens membres de MAGMA) et Thierry Zaboïtzeff.