C’est quelqu’un que je croise régulièrement depuis que je suis installé ici. Pas plus tard qu’hier soir, je le voyais sous sa forme de bronze, tournant le dos au Capitole, regarder les passants, les drôles et les chibanis. On peut le voir aussi surplomber avec bienveillance la jeunesse noctambule de Saint-Pierre. Evidemment, je le rencontre toujours quand je vais aux Minimes où tout ce qui peut porter un nom porte le sien. Et je l’entends parfois carillonner au clocher de Saint-Sernin, saluer les essais dont le Stade a le secret. Il est d’autres Toulousains célèbres, aucun n’a imprimé la ville comme lui. Du reste, je ne vois pas d’autre exemple d’un artiste et d’une ville de cette importance liés comme le sont Claude NOUGARO et Toulouse.

Il faut dire que c’est lui qui a écrit "Toulouse", cela doit expliquer beaucoup de choses. Pourtant, au départ, il n’avait pas forcément un très bon rapport avec sa ville d’origine qu'il avait quittée depuis plus de vingt ans au moment de la chanson. Il y avait vécu une enfance pas particulièrement heureuse, jusqu’à ce que l’adolescence l’amène ailleurs en pleine guerre. La première version était rancunière ; sa compagne en fut chagrinée, considérant qu’on devait de l’amour à sa cité natale. La légende dit qu’insistant pour qu’il l’amène visiter ces vieilles briques, elle provoqua un retour de quelques jours en bord de Garonne durant lequel Claude revit les images qui traversent pour l’éternité son texte, manifeste d’une réconciliation apaisée auquel sa ville a répondu pour le reste de sa vie puis pour son souvenir. Je me rappelle cet immense respect émanant de la foule venue se rassembler sur la place du Capitole au soir de sa mort.

Je n’y étais pas encore, Claude NOUGARO m’était assez éloigné. D’une autre génération et d’une musique qui me parlait peu, il est possible que je ne m’y serais jamais attardé dans une autre vie. Mais Toulouse a cette particularité que l’on devient toulousain en s’y installant. Alors, même si cela m’a pris du temps, j’ai fini par écouter sérieusement le troubadour local. Au moment de me lancer dans cette discographie, je ne revendique aucunement un statut de connaisseur, ni même d’admirateur ; simplement d’amateur. Parce que je partage maintenant un petit quelque chose avec lui mais surtout parce qu’il est clair que c’est un artiste d’une stature et d’une classe immenses.

D’autres chroniques permettront de revenir sur ce qui a précédé, mais il faut noter la place particulière de cette chanson dans la discographie du Monsieur. En réagençant l’ordre des titres du vinyle, la version CD l’a placée en conclusion d’une période particulière de son œuvre et c’est très bien vu. L’album suivant ne paraîtra que quatre ans plus tard, un gouffre à cette époque, une autre histoire. Cette période, c’est celle de sa construction artistique, de sa reconnaissance, de son succès. Ensuite, il sera installé, il devra se dépasser, se réinventer (il le fera sacrément bien d’ailleurs). On peut dire que cette période va en gros de 62 à 67 et c’est d’ailleurs de ces quelques années que datent, comme souvent, l’essentiel des chansons que la mémoire collective a retenues et qui sont devenues ses classiques.

Plus précisément, cette chanson achève une sorte de diptyque tant cet album et celui qui le précède ont un lien de parenté évident qu’on retrouve jusqu'aux tons ocres des deux pochettes. Ils partagent surtout une intention et un son proches, ce qui n’exclut pas quelques évolutions. La plus importante, c’est la place très centrale que prend Maurice Vander. Le pianiste attitré du Toulousain avait déjà composé des chansons précédemment, mais ici on peut pratiquement parler d’un album fait à quatre mains puisque l’essentiel des morceaux est crédité à ces deux amis. L’orchestre de Vander étant également pour la majeure partie derrière les instruments, il y a donc une cohérence musicale et instrumentale qui n’a été que rarement atteinte dans cette discographie.

La première partie du disque (je parle toujours du CD, le vinyle est différent) est pétillante en diable, swingue comme jamais. On est vraiment sur ce style qu’on associe naturellement aux sixties si positives, avec notamment un usage vivifiant de l’orgue. "Les craquantes" est très abrasive, entre autres grâce à ses mots pleins de relief. On entre ainsi intensément dans ce disque. Dans le même style combatif, il faut noter l’autoportrait incisif "Petit Taureau", un surnom qu’il a choisi et qui lui restera jusqu’au bout tant il est bien croqué. Juste après, vient l’un de ses morceaux les plus sympathiques, adaptation d’un classique du saxophoniste Sony Rollins ("Saint Thomas", qui devient "A tes seins") sur lequel il pose un texte polisson superbement troussé, particulièrement représentatif de son verbe.

La suite freine petit à petit et met davantage en avant l’interprète. Comme souvent, ça parle femme, drague, alcool, avec une poésie évidente. Et ça aborde parfois des sujets un peu plus lourds, comme la religion avec cette adaptation du cubain Humberto Canto ("Je crois") sur lequel NOUGARO cède à son grand plaisir de faire s’entrechoquer les mots, ici autour d'une rime difficile en –roi. Cette composition différente se révèle être une transition vers "Toulouse", le point d’arrivée de cette décélération progressive. Composée et arrangée non pas par Vander mais par Christian Chevallier, cette dernière brille aussi par son orchestration symphonique mettant parfaitement en valeur sa superbe construction harmonique. Un moment d’émotion pure après lequel on savoure le silence.