La maison de disque Philips a toutes les raisons d’être contente ; elle a misé sur un excellent cheval. De prometteur, NOUGARO est maintenant passé confirmé après quelques chansons à succès. Il est temps de viser la cour des grands. C’est alors une époque de transition pour l’industrie qui change progressivement de paradigme, allant du single vers l’album. Jusqu’ici, le Toulousain avait alterné les 45-tours et les 25 centimètres. Cette fois, on dégaine le format 33-tours 30 centimètres, plus long. Certes, comme souvent à cette époque, une grande partie des morceaux est déjà sortie en 45-tours. De plus, un premier 30 cm avait précédemment été publié, compilation des premières années chez Philips. Mais on peut tout de même considérer Bidonville comme le premier album du chanteur au sens moderne du terme, ou au moins comme son premier album majeur. En effet, quel album ! Ça n’est pas compliqué : pratiquement la moitié des chansons sont des classiques et pratiquement la moitié des incontournables de NOUGARO sont là.

Déjà, on note le vrai changement de l’orchestration. Ce n’est plus Michel Legrand qui assure l’accompagnement, mais d’autres ensembles de jazz, principalement celui de son grand complice Maurice Vander qui joue sur presque tous les titres. Le son est davantage étoffé, avec une plus grande largeur instrumentale, tout en restant parfaitement cohérent. Davantage de moyens musicaux sont mis au service du verbe nougarien, alors ça swingue grave. Ca chaloupe bien comme il faut à la batterie, ça fait péter les cuivres aux meilleurs des moments tandis que l’orgue envoie ses nappes de brume plein les enceintes. C’est frais, enlevé et ça fait bien plaisir à entendre.

Cette cohérence musicale permet de faire se rencontrer des compositions par ailleurs fort différentes. Dans une diversité au meilleur sens du terme, NOUGARO mélange plusieurs signatures pour afficher différents visages. Il y a ce qui est dans la continuité de ses années précédentes, avec des partitions signées encore de Michel Legrand et Jacques Datin. Ce sont souvent des morceaux plus complexes en termes de construction ou d’harmonie, mais à l'allure et à l'accompagnement plus épurés. Il y a ensuite ce qui prendra très vite davantage de place, à savoir les morceaux composés par les quatre mains du chanteur et de son pianiste Maurice Vander. Ce qui frappe avec eux, c’est la grande variation proposée, du soyeux "Gratte-moi la tête" au presque yéyé "Toutes les filles m’ont suivi", ou encore à l’esprit très africain de "L’amour sorcier".

Ce dernier morceau, très vivant, est d’ailleurs une des premières manifestations d’un pan majeur de l’œuvre de NOUGARO, jazzman qui s’est régulièrement ouvert à d’autres folklores mondiaux, en particulier latino-américains. Evidemment, on pense à "Bidonville" qui ouvre superbement le disque. Un chant majeur, soutenu par des percussions bien particulières et une guitare en écho des accords originaux de BADEN POWELL. C’est au Brésil que l’album commence mais c’est aux US qu’il nous amène plus tard à plusieurs reprises, par l’adaptation de quelques standards de la Nouvelle-Orléans sur lesquels Claude superpose ses mots ; une signature. Des morceaux enthousiasmants et incontournables, tels "Sing Sing song" et surtout "Armstrong".

Cette dernière est peut-être celle dont la mémoire collective se souvient le mieux. C’est superbement taillé, prêt à être chanté, avec des paroles limpides qu’on mémorise facilement dès l’école où on nous l’apprend fréquemment. Ce texte joliment antiraciste rejoint celui qui rhabille "Bidonville", ce "donne-moi la main camarade, j’ai cinq doigts moi aussi, on peut se croire égaux". NOUGARO est quelqu’un qui s'est tenu considérablement éloigné du jeu politique, mais a su dire en quelques mots les bases humanistes de son regard sur le monde et la vie. Ouvert musicalement et philosophiquement. Ses textes allient la légèreté permettant de parler des mains dans la farine à la dureté lorsqu’il évoque la misère, dans des formes d’une précision remarquable. Le choix des mots est particulièrement soigné, permettant à l’interprète de les faire coller au plus près de l’esprit musical de ces morceaux.

C’est là le cœur de ce que doit être la grande chanson, l'alliance des mots et des notes par la voix d’un grand interprète. De ce côté là-aussi, NOUGARO fait preuve d’une grande variation ainsi que d’une vraie précision. Parfois modeste, d’autre fois enlevé ou encore capable de beaucoup d’ampleur, son chant est toujours très pensé. Mentionnons ici deux moments entre les autres. Tout d’abord "Schplaouch !", sur une musique de Michel LEGRAND, où le chanteur évoque la naissance avec l’ampleur de l’océan dont on ressent la force immuable. Et puis, bien sûr, le dernier tour de force que je n’ai pas encore évoqué : "A bout de souffle", folle adaptation du "Blue rondo à la Turk" de BRUBECK. Ici, il revient à son côté cinématographique mais sur une musique d’une exigence extrême. Cette histoire de casse raté se muant en course avec la mort nous laisse au sens propre à bout de souffle tant NOUGARO l’habite. Un classique de plus contenu dans cet album particulièrement réfléchi et soigné, à la hauteur du géant que son auteur devient dans ces années-là.