NOUGARO attend sur un quai, valise à la main, un train qui va l’amener vers sept destinations bien différentes où il sera pourtant chaque fois chez lui. Ce jour-là, l’atmosphère est printanière, baignée au vent de liberté de ces journées ensoleillées et aérées. D’autres personnes attendent également, discutant entre elles, loin des soucis. Ces instants magiques avant l’arrivée du convoi sont captés et laissés tels quels en ouverture du disque. Puis, les premiers bruits lointains se font de plus en plus clairs. Un rythme immuable se met en place, emplissant l’espace au son de percussions ainsi que d’un harmonica bitonal. La machine avance sans cesse, arrive en gare. Le temps de monter au sommet de cette locomotive d’or, voici Claude qui prend la parole après plus de deux minutes trente de silence pour déclamer aux éléments son poème fiévreux. Il ne l’a jamais vue, mais il rêve d’Afrique. De "visiter ses Congos, ses Gabons, ses Oubangui-Chari et ses Côte-d'Ivoire où de blancs éléphants m'aspergeaient de mémoire". C’est en fait au château d’Hérouville que se fait cette première halte. En plein âge d’or de ce lieu mythique, cœur de la créativité musicale des années soixante-dix. Au milieu de percussionnistes habités, dans le studio ou dans la cour, le chanteur improvise et déclame dans une transe organique de sept minutes la plus élégiaque des ouvertures d'albums.

La seconde destination est une capitale. Classique, apprêtée, belle. La seule adaptation d’un standard du jazz de ce disque ("Girl Talk" de Neal HEFTI) en est encore une fois le tube. L’orchestration signée Jean-Claude Vannier est aussi bien taillée que le meilleur des costumes, d’une élégance impeccable. Elle laisse en avant le piano inspiré de Maurice Vander et en arrière les tumultueuses cordes qui font tout le relief. Au-dessus, NOUGARO est impérial. Précis autant que joueur ; libre, encore une fois. "Pour que vos cœurs s'encastrent tel un tapis, tapis volant, je me tapis sous vos pieds. C'est pour vous tous que sur mes doigts la nuit je compte mes pieds. Dansez sur moi !". La classe totale.

Le train s’arrête ensuite dans deux stations parisiennes. S’il est courant de qualifier NOUGARO de toulousain, la réalité c’est que, comme à peu près tous les gens de sa race en ce temps, il a essentiellement vécu en bord de Seine. Peut-être du côté de la rue Saint-Denis, artère historique de la ville bien connue pour sa vie nocturne particulière et sujet d’une incroyable chanson. Claude descend avec une grande aisance dans ces bas-fonds sur une mélodie immédiate, avec une orchestration enlevée basée sur l'orgue et la batterie, mais colorée à l'accordéon, aux cuivres ou au piano. L’écrin parfait pour un texte stupéfiant signé en grande partie par son vieil ami Jacques Audiberti. NOUGARO a toujours fait des chansons polissonnes ou même gaillardes, mais là on est à un autre niveau de poésie crue. Rarement l’hédonisme sexuel aura été célébré de façon aussi franche, avec des atours textuels aussi classieux. "À minuit, je sucre des fraises, j'ai la feuille de vigne embrasée. Je me lève, je pèse mon pèze ; Rue Saint Denis, y a bon baiser !". A minuit, il mange tout ce qu’il peut manger (pas que de la bouffe en clair) ; un banquet digne des dieux de Lutèce. Paris enlevé, libéré.

Mais, dans la foulée, "Montparis" - beaucoup plus sombre. "À la ville lumière éteinte en simulacres : fous nous le gros bourdon, beffroi du capital. Carillons, sonnez tous à cette capitale que la guerre épargna et que la paix massacre". Cette longue déclaration à sa ville démarre avec des sons d'une froideur inhabituelle pour ce chanteur, une tonalité quelque-peu avant-gardiste. Il y a à plusieurs reprises dans ce disque une modernité musicale qui le met à la pointe de son époque. Par moments, on pourrait presque parler de prog : ce morceau en est sans doute la meilleure illustration tant sa construction est complexe. Plusieurs chemins, plusieurs éclairages, plusieurs mélodies. Et, encore une fois, un NOUGARO vocalement impressionnant, d’un charisme total, d’une puissance unique. C’est le morceau le plus difficile de l’album, comme l’ascension du Montparnasse. Mais c’est là-haut qu’il y a la meilleure vue.

La locomotive sort ensuite de la ville pour s'arrêter dans un jardin merveilleux. On retrouve ici ce climat printanier, sur un air de bossa. Claude scatte dans le vent pendant deux minutes, apaisé. Ici c’est Maurice Vander qui orchestre, avec des cordes pleines de souffle et un piano rêveur. Un vrai repos après les morceaux exigeants qui ont précédé. Un autre écrin pour les mots de NOUGARO, particulièrement rêveurs. "Il pousse à l'envers, fleurit en hiver. Le pommier aux quatre pommes s'enracine au ciel et mûrit au gel", début d’un drôle de conte ouvert à toute interprétation. Puis, après cette pause bucolique, le train nous ramène à une gare déjà visitée : "Armé d’amour", qui figurait déjà sur le disque précédent et que l’on retrouve à peine différent ici. Toujours dit sur ce si joli morceau de SCHUMANN, ce très beau texte se fait apaisant en cette fin de voyage. A sa place.

Tellement apaisant que NOUGARO décide finalement de ne pas remonter dans le train pour la dernière étape. Le convoi repart sans lui et reprend dès lors son rythme africain. Percussions et chants guinéens emplissent de nouveau l’air. Le voyage s’achève dans le vent de liberté et de créativité propre à ce disque. Je me plais à penser qu’il a pu inspirer puissamment derrière lui. J’entends du LAVILLIERS, du HIGELIN dans les notes qui s’échappent de ce train. J’entends surtout une volonté de vivre fort. De vivre ouvert, libre. D’avancer vers le meilleur. Le meilleur album de NOUGARO ? Pour moi c’est oui. Voyage plus que recommandé.