Il faut croire que le succès ne convient pas à tout le monde. Cela faisait des années maintenant que NOUGARO alignait les cartes gagnantes, pourtant quelque chose ne va plus en cette fin de décennie. De façon significative, ce sont quatre années qui séparent Sœur Ame de l’album qui l’a précédé. Il avait pourtant continué sur sa lancée en 1968, année où parurent deux 45-tours contenant des chansons importantes : "Quatre boules de cuir", "La pluie fait des claquettes" et surtout "Paris mai". Composé à chaud après les événements que tout le monde connaît, ce titre qui se veut une chanson de délivrance, un cri et non un manifeste, connaît un succès commercial inattendu. Le chanteur ne sait trop comment l’interpréter et se sent dépossédé de son morceau qui lui paraît récupéré idéologiquement. D’où peut-être le malaise. Un 45-tours anecdotique paraît ensuite en 69 et il faut donc attendre 71 pour qu’un nouvel album sorte. A cette époque, une si faible production sur un temps si long s’apparente presque à un suicide commercial. Sœur Ame achève d’enfoncer ce clou.

NOUGARO a eu ce mot qui résume bien l’état d’esprit : "désormais je ne suis plus une vedette, je suis un artiste". Délaissant son côté grand public pour aller vers quelque chose de plus marginal, c’est un disque d’esthète d’une exigence soutenue qu’il nous livre. Les compositions sont souvent complexes, avec un côté chic prononcé. Maurice Vander s’y paye une place centrale depuis son piano qu’on imagine installé dans la grande salle d’un hôtel haut standing. C’est un style. Personnellement, je préfère le côté populaire de NOUGARO à son côté puriste, mais les amateurs ont de quoi être ravis. Il faut dire qu’il y a matière à écouter. Les arrangements, souvent signés de Jean-Claude Vannier (excellent orchestrateur), utilisent une palette de couleurs très large sélectionnées avec soin. Le fréquent usage de cuivres, entre autres, donne une certaine ampleur et ce dès le titre d’ouverture qui a un vrai truc. Une puissance contenue malgré la lenteur du morceau, que l’on retrouve à d’autres endroits sur ce disque.

Un autre bonhomme important de cet album s’appelle Eddy Louiss. La quatrième chanson lui est directement dédiée selon une habitude de NOUGARO qui n’hésite pas à rendre hommage à des musiciens directement dans le texte. Il compose et arrange une partie du disque, qu’il illumine parfois de son jeu particulier à l’orgue. Lui aussi n’est pas venu pour sonner commercial, c’est le moins que l’on puisse dire. Pas plus que Claude lui-même qui a visiblement décidé qu’on ne chanterait pas ces morceaux avec lui. D’abord, il y en a plusieurs qui ne sont pas chantés mais dits ; des poèmes mis en musique davantage que des chansons. Ensuite, lorsqu’il chante, c’est souvent très complexe, peu intuitif et même parfois réellement difficile.

Alors, on l’écoute et on entend de vrais beaux moments. "La neige" est le titre le plus long de l’album, à la construction redoutable. C’est un petit court-métrage en chanson, comme il en a écrit tant. Mais celui-ci a un onirisme bien particulier, une poésie à tiroirs et à triple sens. Il parait qu’il la considérait comme l’une de ses meilleures chansons ; c’est en tout cas l’une de ses plus ambitieuses à cette époque. A l’inverse, il y a plus tard un texte d’une grande simplicité, avec une seule phrase sans cesse répétée ("les plus désespérés sont les chants les plus beaux") qui prend pourtant de multiples sens par d’habiles effets de décalage, soulignés de plus par une musique libérée.

L’une de mes préférées ici, c’est "Armé d’amour", un très beau texte récité sur un simple accompagnement au piano repris de SCHUMANN. Elle semble aussi moderne qu'issue du romantisme du XIXème siècle. C’est très joli, d’une belle simplicité qui tranche avec le ton général de l’album. Un album aux chansons encore une fois très cinématographiques, par ces scénettes toujours très habitées (comme "Maudit") ou simplement par les orchestrations qui pourraient sortir de musiques de films. NOUGARO parle une nouvelle fois dans ce disque du carcan de la religion auquel il préfère de loin une philosophie plus hédoniste. Ainsi "Un grain de folie" est franchement explicite et osé, voire carrément cru.

Le titre de l’album est un petit condensé de son écriture qui apprécie par-dessus tout le principe de la paronomase, c’est-à-dire de la ressemblance des mots. C’est un auteur au verbe riche et précis, qui ne retient jamais par hasard le vocable qu’il emploie. Une grande qualité de cet opus est de varier les registres littéraires, allant du très direct au beaucoup plus ouvragé, du délicat au plus brut. "La décharge" est un texte particulièrement dur, soutenu par des percussions étranges. NOUGARO en fait un moment chamanique qui amène la fin de l’album dans une sorte de transe. Cet album n’a eu aucun succès, c’était sans doute attendu. Ce n’est pas avec lui qu’il faut entamer la découverte de l’œuvre du Toulousain tant il est particulier. Mais si l’on est prêt à faire l’effort de se confronter à ce disque difficile, on finit par s’y attacher un peu. Il s’ouvre ainsi légèrement au fur et à mesure des écoutes pour révéler de jolis trésors.