On a du mal à se figurer, à notre époque où il faut dans les quatre ans pour faire un album, ce qu’était l’industrie du disque dans les années 50 et 60. Le plan d’attaque général était de passer une chanson en radio car, si elle plaisait, la galette où elle était gravée pétait les scores et tout le monde pouvait se payer. Ce modèle imposait d’avoir des nouveautés à proposer en permanence, aussi les artistes étaient-ils pressés d’enregistrer plusieurs fois dans l’année leur production, que la maison de disque exploitait ensuite à sa guise. Il sortait donc des petits vinyles très régulièrement, les fameux 45-tours qui faisaient plus ou moins quatre chansons, dont une était radiodiffusée avec espoir. Et, souvent, sortait dans l’année un disque plus conséquent (le 33-tours) reprenant les parutions sorties afin de fournir à ceux qui le demandaient un menu plus copieux. Les plus grands y sont passés et pas qu’en France (les BEATLES et les STONES ont bien connu ça).

Pierre PERRET en a largement soupé au début de sa carrière ; chez Barclay d’abord, chez Vogue ensuite. Il faut reconnaitre que ça a bien marché avec les seconds, surtout pour l’année qui nous occupe puisque c’est elle qui a connu LA chanson à succès du chanteur. 1966 n’a toutefois pas été son année la plus productive puisque ne sont parus "que" deux 45-tours. Aussi l’album annuel est-il augmenté de quelques titres enregistrés les deux années précédentes, histoire de tenir la longueur, quatre morceaux qui ne dépareillent heureusement pas. Ce qui est frappant avec cette période Vogue (surtout en comparaison des débuts chez Barclay), c’est la cohérence de l’ensemble de l’œuvre laissée par le chanteur ainsi que sa grande qualité. En un sens, c’est l’époque du vrai Pierre PERRET, j’entends celui qui n’était plus débutant ni devenu établi (et donc attendu).

Il était caractérisé par des orchestrations simples et efficaces, quoique peut-être un peu légères. Guitare rythmique et contrebasse ornementées de phrases d’autres instruments. Souvent des vents de fanfares, ainsi que cela se faisait fréquemment à l’époque, régulièrement des traits de guitares sèches ou électriques (un petit côté MORRICONE, bien d’époque aussi), sans oublier bien-sûr le petit accordéon de Gilou (oui oui, lui-même en personne !).Ce fut une période également où le chanteur a mis la barre nettement plus haut sur ce qui constitue l’une de ses grandes forces, c’est-à-dire son inspiration mélodique. N’oublions pas qu’il bénéficia d’une solide formation musicale qu’il a commencé sérieusement à mettre à profit chez Vogue.

Au niveau des textes, la particularité de cette époque est de trouver pas mal de chansons type "pavé parisien" qui disparaitront par la suite, principalement au profit de sa veine humaniste. Cela dit, ces chansons réalistes sont peu présentes dans Le monde de Pierre Perret. Le Pierre de 1966 a surtout deux ensembles de titres à proposer. Le premier est celui des caricatures. Avec l’objectif de faire rire, le chanteur croque crument des choses de son époque comme le service militaire et, évidemment, les colonies de vacances. L’humour va parfois assez loin et se fait bien plus provocateur qu’on pourrait le penser de nos jours. Par exemple, l’idée que l’on puisse faire pipi dans le lavabo a choqué la mère De Gaulle qui fit censurer la chanson. La meilleure des publicités selon Pierre PERRET qui vit sa chanson devenir le phénomène que l’on sait et faire de lui le chanteur populaire que l’on connait depuis.

L’autre type de pistes, c’est celui des chansons d’amour ou, disons, de celles qui traitent du rapport aux femmes. La livraison de 1966 en apporte une flopée qui font un tour important de la question, de son côté gentiment macho ("La princesse aux pieds-nus") à l’autre versant où le Don Juan ne fait pas du tout le fanfaron ("Les coups de foudre"). Si j’aime beaucoup l’histoire singulière de "Gourrance", c’est bien "Blanche" qu’il faut retenir. Chanson très sensible et bien écrite à propos d’une nuit d’amour particulièrement marquante, c’est celle par laquelle Pierre PERRET a conquis un public plus exigeant, qui a alors découvert que le répertoire du bonhomme ne se limitait pas à la blague mais pouvait aussi contenir une vraie part de poésie. Pierrot en est très fier ; autant dire que ceux qui sont venu lui chercher des noises récemment savaient où taper pour faire mal en remettant précisément en cause ce texte-ci dans lequel ils voyaient un plagiat de Garcia-Lorca (ce que la justice a établi comme étant diffamatoire).

Ce qu’il faut retenir de cette année 66, c’est donc que c’est celle durant laquelle Pierre PERRET est devenu un grand chanteur populaire, avec un très fort succès commercial mais aussi un succès d’estime certain. Comme quoi ce n’est pas incompatible. Si l’ensemble du disque n’est pas convaincant à 100%, la faute à ce qu’il est en lui-même - c’est-à-dire un assemblage de chansons écrites en devant tenir le rythme (ce qui génère forcément du remplissage), il n’en reste pas moins un incontournable de l’œuvre du chanteur. Rempli de locutions fabuleuses et d’éclats verbaux savoureux (rien que la première chanson vaut le détour pour ça), il contient ce que Pierre PERRET peut faire lorsqu’il est à son meilleur. Petit conseil pour finir : mettre la main sur les albums contenant des chansons de l’époque Vogue réenregistrées plus tard par le chanteur, sur son propre label. Puisqu’ils gardent le meilleur de cette très bonne période, ils méritent largement les cinq étoiles.