Curieux, ce premier album d'Al pendant les difficiles années 90. Il s'agit moins d'un "album de plus" que d'une remise en question, un test grandeur nature pour savoir si la musique, la voix, la personnalité de JARREAU ont encore leur place dans l'industrie musicale. Et Heaven & Earth se retrouve donc à cheval entre la modernité et les acquis, la base qui, il faut l'avouer, n'avait pas été particulièrement mise en valeur sur l'album précédent.

La première chose qui va donc vous prendre à la gorge sur ce disque, c'est la hideur de sa production, pourtant signée Narada Michael WALDEN. On dit des années 80 qu'elles ont mal vieilli, ce qui est partiellement vrai il faut l'avouer, mais personne n'ose dire que les rythmiques r'n'b / new jack swing des 90s ne sont guère plus solides. La moitié des chansons possèdent donc des basses synthétiques criardes, des claviers et surtout des boites à rythme qui risquent de vous faire criser. Attention : ce n'est pas tout le temps, et ce n'est pas forcément raté. Disons que ça place la musique dans une optique fortement vulgaire, et qu'Al doit utiliser toute sa classe pour revenir sur le rivage.

Et justement, c'est la seconde identité de ce disque : on retrouve des harmonies jazz ou bossa complexes, des choeurs r&b (et pas r'n'b) notamment sur la très Mariah CAREYsque "Blue Angel", on retrouve aussi le côté sensuel, sexuel, de JARREAU qui se fait coquin comme pas deux, et enfin, notre héros scatte, pratiquement une chanson sur deux, et ça fait un bien fou de l'entendre revenir sur son terrain de prédilection ! Il arrive encore à faire ouvrir des braguettes à distance ("It's Not Hard", mais si si ça l'est !), à faire passer des émotions et le plaisir pur de chanter (la chanson-titre sublimée par des synthés sortis de son âge d'or), à mettre en valeur de jolis choeurs ("Whenever I Hear Your Name") voire à se battre contre des machines et gagner, comme en 1984 (la très urbaine, presque hip-hop et sautillante "Love of my Life").

Mais la véritable surprise n'est pas là où on l'attend (sinon ce n'est pas une surprise). Alors que l'album est clairement axé modernité, voilà qu'Al l'achève en invoquant le spectre du alors tout récemment défunt Miles DAVIS. Reprenant à son compte le "Blue in Green" en deux parties, l'une purement jazz et l'autre plus bossa chaloupée, Al JARREAU ose le traitement classique : jazz acoustique, "pur", avec un scat débridé qui rappelle clairement ses prouesses dans Glow ou All Fly Home. Si cette tapisserie en deux parties n'est pas le meilleur titre de JARREAU dans ce domaine, sa présence et son jusqu'au-boutisme sont très intrigants. Placer un tel retour en arrière dans ce disque, pourquoi pas, mais le TERMINER ainsi ? Ne serait-ce pas un appel au secours, ou un poing vigoureusement balancé sur la table ? En tous cas, cette fin achève de faire de Heaven & Earth un abum sympathique, intéressant, agréable, mais aussi furieusement schizophrène.