Vous achetez une belle voiture. Un bolide, puissant. Miam miam. Vroum vroum. Tiens ? Mais il avance pas c'te veau ! J'ai quand même pas dépensé un an de salaire pour faire du 110 en côte !

Pourtant, l'engin est rutilant, et le vendeur vous avait bien promis des sensations fortes ; mais rien à faire, vos premiers kilomètres sont une ode à l'ennui. Vous venez d'être victime du phénomène de bridage. Pour monter au septième ciel, il faudra pousser votre voiture petit à petit, la laisser prendre ses marques. C'est un peu le même principe avec ce premier "vrai" album d'Al JARREAU : un chanteur aux capacités phénoménales, mais dont les musiciens présents ici ne savent pas encore parfaitement tirer le meilleur.

JARREAU a tenu une place à part dans le milieu du jazz vocal. Sur les ballades et les mélodies très écrites, il savait distiller une ambiance soul et érotique, des complaintes amoureuses plus sensuelles que geignardes, plus résignées que vengeresses. Mais lorsqu'il se lâchait, il était capable du scat le plus fou qui soit, utilisant sa bouche comme beat box, comme sampleur de grand luxe, avec un sens de la syncope qui l'amenait parfois à bout de souffle. Et ces deux personnalités savaient parfaitement se mélanger, dans une présence lumineuse qui irradiait ses prestations scéniques.

Ce We Got By présente donc toutes les facettes du bonhomme, mais de façon parfois parcimonieuse. Pour la folie scat et l'improvisation folle, on sent JARREAU déjà bien rôdé par la scène et les collaborations : la boucle vocale de "You Don't See Me", la technicité hallucinante d'un assez moyen "Raggedy Ann", la montée en puissance et en vitesse de "Letter Perfect" où déjà, très peu de chanteurs auraient osé suivre ses pas. Pour les chansons plus romantiques, le très beau morceau-titre développe de jolies cordes et un tapis d'harmonies veloutées, et "Susan's Song" ressemble à un exercice de style qui prend tout son temps pour décoller, tandis que le morceau de clôture, de facture plus classique (au sens HAENDEL du terme) sait se montrer sobre et finir le 33 tours avec délicatesse.

"Spirit" qui ouvre le bal sera par ailleurs une bonne façon de découvrir tout le talent du bonhomme : chant presque traînant, ferveur gospel mais sans hurlements, voix qui se joue du micro et du tempo, Al ne manque pas d'identité et imprime sa patte sur tous les morceaux. Y compris le plus inattendu, un "Locked All The Gates" qui manque un peu d'emphase mais se démarque radicalement des autres titres : plus pop-rock, plus "ballade prog", rigide, un poil sombre, avec même une flûte jouée par JARREAU himself ! Une réussite car fraîche et relançant la machine.

Agréable, le disque l'est assurément. Il manque cependant un peu de corps, de gras sur les cuisses. Le manque presqu'absolu de guitare n'est pas tellement problématique, puisque c'est monnaie courante dans le style abordé, mais certains morceaux semblent encore, justement, bridés, en rodage. Le chant est bon, mais il est le principal intérêt là où Al JARREAU saura plus tard se fondre dans un ensemble plus gros que la somme de ses parties. Presqu'idéal pour un dîner aux chandelles, si vous arrivez à zapper les titres plus polissons, et très correcte carte de visite pour une carrière qui sera majestueuse.